Le lendemain, quand je prends conscience que je ne dors plus (je rêvais que j'étais allongé au fond d'une barque pendant une tempête – ce sont ses cris qui m'ont définitivement tiré du sommeil), elle est assise sur moi, s'empale et se fait jouir les yeux fermés, en se masturbant énergiquement et en s'enfonçant deux doigts de l'autre main dans le cul. Elle vit sans moi. Elle est en train de vivre sans moi. La pensée de ce moment qu'elle a passé seule, à s'exciter et à se donner du plaisir grâce à moi mais seule, me trouble et m'envahit d'un sentiment proche de la panique, sans que je comprenne exactement pourquoi. Dès qu'elle sent mes mains remonter sur ses hanches, elle me demande de l'empoigner, de serrer et de la griffer le plus fort possible. Je suis réveillé depuis seulement quelques secondes mais je jouis avec elle.

– J'aime baiser le matin, ça me tue.

Elle me répéta ça plusieurs fois.

Curieusement, les hématomes et les traces rouges, presque sanglantes, que je laisse sur son corps s'effacent très rapidement, souvent en moins d'une journée. Le soir, quand elle se déshabille, je suis toujours stupéfait de constater qu'elle paraît de nouveau intacte. Comme si je n'avais fait que planter mes ongles dans de la pâte à modeler qu'une simple retouche suffit à rendre lisse.

Tout se passe bien mais je ne suis pas tranquille. À Coney Island, quatre jours après notre arrivée, elle monte sur la grande roue pour la première fois de sa vie, malgré le vertige («Je voulais être là-haut avec toi»), elle me serre longuement dans ses bras quand Grandma, l'automate hideux d'une machine à prédire l'avenir dans laquelle il faut glisser un quart de dollar, crache un morceau de papier (sans doute imprimé il y a plus de cinquante ans) qui lui affirme que celui qu'elle vient de rencontrer «is the one» – je n'ai aucune raison de me sentir mal à l'aise ni de douter de ses sentiments pour moi et pourtant, tandis que je l'attends sur la plage avec ce hot dog dégueulasse acheté dans l'un des grands bars vétustés et déserts qui font face à l'océan, tandis que mes yeux vont de l'eau sombre, immense, où elle nage sous la pluie, à mes chaussures de caoutchouc rouge qui s'enfoncent dans le sable, j'ai le pressentiment que cette histoire finira mal. Je regarde les affaires qu'elle a laissées près de moi: son sous-pull rouille, son pantalon de tergal vert, sa grande culotte de coton blanc, ses sandales de plastique rose, son sac en skaï rouge, les énormes lunettes rondes et jaunes qu'elle a achetées hier dans une boutique chinoise de St Mark Street, parce qu'elles lui rappellent celles que porte Gena Rowlands dans Gloria et qu'elle les trouve «bandantes». Je ne sais pas ce qui m'inquiète. J'ai de plus en plus mal au bras droit, la douleur est constante et m'empêche même parfois de soulever un verre de bière, les rougeurs sur mes jambes résistent hargneusement à l'arme violette dont m'a muni le détective, un kyste bizarre s'est formé sur la face interne de mon poignet gauche, mais rien de tout ça n'est vraiment sérieux: il suffira d'une ou deux visites au cabinet de mon allié, dès notre retour, pour que les choses s'arrangent. Je viens à l'instant de découvrir que la marque des chaussures rouges que m'a offertes Olive a pour logo la silhouette d'un lapin, mais il faut que j'arrête de me focaliser là-dessus, c'est absurde. Non, je ne crois pas que le problème vienne de moi. Quel problème?

Olive sort de l'eau dans le maillot de bain de son grand-père, elle court vers moi, elle me sourit. Nous passons de bonnes journées ici, tout est simple, elle est joyeuse, elle m'aime: pourquoi ai-je l'impression persistante, et même grandissante, que quelque chose cloche? J'ai peur d'elle. Non, ce n'est pas exactement ça. J'ai peur pour elle. Peut-être.

Le soir, emporté par une crue de Glenlivet au Life Café, je n'arrive même plus à me raccrocher au comptoir – et promets à Olive de l'emmener demain par le premier vol à Los Angeles, où nous nous marierons dans une chapelle-minute.

Je me réveille gélatineux et constate avec amertume que mon enthousiasme n'est plus le même. Les problèmes techniques qu'engendrerait cet aller et retour me paraissent démesurés, je n'ai pas le courage d'organiser tout ça pour un morceau de papier dont je ne sais même pas s'il est valable en France. Olive est très déçue, car elle croit toujours ce que je dis. Je lui propose que chacun offre une bague à l'autre, ici, à New York, et que nous organisions une cérémonie de mariage officieuse. Sur un trottoir ou dans un bar, comme font tous les amoureux au cinéma et ailleurs. Elle accepte en souriant. Elle trouve probablement que je joue petit.

Après plusieurs jours de recherche dans toutes les boutiques d'occasion, elle finit par dénicher ce qu'elle veut pour moi; une bague ovale des années 30, en marcassite, un métal étrange qu'on pourrait décrire comme un mélange de fer et de diamant. Elle est taillée de telle façon qu'elle est à la fois grisâtre et étincelante, sobre et clinquante, rugueuse et cristalline. Elle lui ressemble.

Celle que je trouve pour elle au même endroit (Archangel Antiques) est en résine verte. Mais je ne sais pas si elle me ressemble, car je ne sais pas à quoi je ressemble. En fait, il s'agit d'une bague double, deux anneaux assortis mais de tailles et de formes différentes. Elle en portera un à la main gauche, un à la main droite.

Nous nous marions vers une heure du matin, au croisement de la Première Avenue et de la 10° Rue, devant une grande épicerie tenue par des Portoricains. Je regarde ma bague, grisâtre et cristalline.

Le soir de notre retour à Paris, nous dînons chez moi. Olive a tenu à faire les courses et à préparer le repas toute seule, pour me remercier des deux semaines que je viens de lui faire passer (dans mon esprit, bien sûr, si j'ai pu vivre ces quinze jours euphoriques – ou presque -, c'est uniquement grâce à elle).

– Des spaghettis à la tomate, ça va?

– Très bien.

Elle revient du supermarché avec quatre grands sacs pleins (pour des spaghettis à la tomate, elle ne lésine pas sur les moyens – si elle prépare les spaghettis à la tomate à ma manière, c'est-à-dire en faisant cuire des spaghettis et en ajoutant des tomates, elle en a apparemment prévu une quantité suffisante pour nourrir tous les habitants de la rue et leurs cousins de province) et se met immédiatement au travail. C'est la première fois que je la vois cuisiner et ce n'est pas demain matin que j'aurai oublié ce spectacle:

Elle remplit d'eau une grande marmite. Elle met du sel. Jusque-là tout va comme sur des roulettes, nous avons la même technique. Mais ensuite, ça s'accélère: elle met également du sel aromatisé, du poivre (de deux ou trois sortes différentes), de l'huile d'arachide, de l'huile d'olive, de la sauce de soja, du nuoc-mâm, du cumin, du romarin, et des tas d'herbes et d'épices que je n'ai pas le temps d'identifier tellement ça va vite. Dans une autre marmite (et tandis que je crois la voir encore assaisonner l'eau – mais c'est seulement une image qui subsiste sur ma rétine), elle prépare la sauce: des tomates coupées en dés, des champignons, des aubergines, des courgettes, du chou rouge, plusieurs légumes dont j'ignorais l'existence, des pommes, des poires, des raisins de Corinthe, des pois chiches, des échalotes, des oignons, du persil, de la ciboulette, du sel, du poivre, du sucre, de la crème fraîche, du lait, du miel, de la gelée de myrtille, de l'huile, de la sauce de soja, du nuoc-mâm, etc. Quand les spaghettis (innombrables) sont cuits, elle les égoutte brièvement, les reverse dans la marmite, ajoute du beurre et toute la sauce. Elle mélange consciencieusement puis achève la préparation par une petite touche personnelle: trois ou quatre tranches de jambon de pays découpées en lamelles, du camembert, du comté, du chèvre, du parmesan, des raisins noirs, du jus de citron, un yaourt, et un dernier coup de lait, de miel, de crème fraîche, de gelée de myrtille, de sauce de soja et de nuoc-mâm.