Elle n'ose pas parler, mais elle rote. Elle n'ose pas avouer devant tout le monde qu'elle est maniaque ou que tout l'ennuie, mais elle déclare volontiers qu'elle adore la sodomie. Je pense que c'est pour la même raison qu'elle me fait part, sans honte et apparemment sans peur de me décevoir ou de me choquer, de tous ses doutes, de toutes ses faiblesses et de tous ses fantasmes. Dans le domaine sexuel, par exemple, elle ne me cache rien. Je sais qu'elle a tout essayé avant moi. Je sais qu'elle adore baiser, qu'elle y pense tout le temps mais qu'elle peut s'en passer pendant des mois sans même songer à se masturber. Je sais qu'elle ne simule ni ne ment jamais quand elle ne jouit pas, et je sais donc que ça arrive souvent. Je sais qu'elle aime qu'on la maltraite, mais je sais aussi qu'elle voudrait me pisser dessus (et je serai sans doute un jour très bien placé pour le savoir – c'est-à-dire allongé dans la baignoire). Je sais ce qu'elle pense quand on baise: je sais qu'elle aime se faire croire que je suis un inconnu vicieux, ou qu'une femme est avec nous dans le lit. Elle me lèche souvent la bouche, les yeux fermés, en me demandant de garder les lèvres entrouvertes et de ne pas bouger la langue car elle imagine que c'est une chatte et ça l'excite.

Je me dis que je sais tout d'elle. Nous sommes seuls à New York, livrés l'un à l'autre, et j'ai l'impression que je sais tout d'elle. Nous nous connaissons depuis deux mois et je crois que je sais tout d'elle. C'est vrai: elle m'a tout raconté, elle m'a tout expliqué, je sais tout d'elle. Mais ça ne suffit pas pour connaître quelqu'un.

De mon côté, j'éprouve plus de difficultés à me dévoiler entièrement. Non pas au niveau de mes pensées, mais de mes actes. Toujours ce problème avec le corps… Toujours ce problème avec les chiottes, entre autres. Dans l'immensité d'une histoire d'amour, c'est ridicule. Quand elle s'aperçoit de mes blocages et de mon embarras, elle me dit:

– Si tu savais… Tu peux chier par terre, je ramasserai.

Tous les après-midi, nous nous habillons et nous quittons le sang, la merde et le sperme pour aller nous promener, légers et fringants, dans les rues asphyxiées de New York. Olive entre dans toutes les boutiques d'occasion, nombreuses dans l'Hast Village, et y trouve pour quelques dollars des robes inimaginables, démodées pour la plupart (certaines ont même l'air de n'avoir jamais existé), des bijoux, des sacs et des chaussures que je lui offre avec plaisir. Nous marchons ou roulons en taxi dans tout Manhattan, d'est en ouest et du nord au sud, nous nous arrêtons dans tous les bars où l'on peut fumer, nous mangeons sans arrêt et souvent n'importe quoi. Au «2nd Avenue Deli», nous nous retrouvons chacun face à un triple decker sandwich, sorte de monstre alimentaire à trois étages (pastrami, corned-beef et dinde) que cinq personnes ne parviendraient pas à achever. Le regard amusé et légèrement condescendant du serveur, quand nous lui avons commandé ces cauchemars en piles, ne nous a pas alarmés, au contraire – «Il ne nous connaît pas, celui-là…» Lorsque nous constatons que sur un seul des trois étages sont compressées plus de trente tranches de pastrami, nous ravalons rapidement nos prétentions. Au deuxième étage, on a tassé la chair de deux ou trois dindes obèses, et au sommet trône un amalgame immonde de corned-beef, je ne sais combien de boîtes, de quoi nourrir un demi-bataillon de puissants G.I. à l'estomac de cuir. Des tranches géantes de pain de mie, perforées de six aiguilles de bois, permettent de faire tenir le tout, qui forme une sorte de cube d'environ vingt-cinq centimètres de côté: l'emblème terrestre de la Nausée. Même l'insatiable Olive capitule après quelques bouchées. Nous laissons les bêtes spongieuses presque intactes dans nos assiettes et ressortons penauds, sous l'œil triomphant (mais compatissant tout de même – ils sont sport, ces Américains…) du serveur. L'image de cet agglomérat rouge et blanc, de cette énorme liasse de barbaque luisante, nous obsède longtemps. Elle nous coupe l'appétit pendant trois heures.

Dans un taxi qui nous emmène vers le Meat Market, Olive demande au chauffeur si elle peut fumer. Évidemment non. Elle serre les dents, donne un petit coup de pied sec contre la portière et, quand nous descendons, marmonne une injure en secouant la tête. Cinq secondes plus tard, un grand bruit nous fait sursauter. Nous nous retournons: le taxi vient de se faire emboutir par une Buick noire. La veille, déjà, il est arrivé quelque chose de semblable. En montant vers notre place au Madison Square Garden, où nous sommes venus voir un match de basket féminin (elle encouragera les New York Liberty avec ardeur, en criant et en bondissant sur son siège, comme si sa propre fille jouait dans l'équipe), une teigne adipeuse, encombrée de hot dogs, de glaces et de Coca, la bouscule comme un bulldozer et ne détourne même pas la tête pour voir si elle est toujours debout. Olive reste un instant immobile, incrédule, puis jure entre ses dents. Lors d'un temps mort, la truie fonceuse quitte sa place (probablement pour aller se recharger en graisses diverses) et se casse la gueule dans l'escalier. Elle reste au sol, inerte et flasque comme un bloc de gelée. Une équipe de secours doit intervenir. La masse tremblotante s'est fait une entorse à la cheville. Ou mieux.

Les New York Liberty ont perdu le match malgré son soutien, mais tandis que nous marchons entre les beaux bâtiments lugubres du Meat Market, je lui demande tout de même si elle n'est pas un peu sorcière, par hasard.

– Si, me répond-elle.

Elle me répète alors l'histoire de son grand-père qui terrorisait tout le monde dans sa famille. Or, de toute la famille, des enfants aux vieillards en passant par les robustes adultes, Olive était la plus intransigeante et la plus féroce (la plus inconstante et la plus vulnérable, également). Un soir – elle avait alors treize ans -, elle regroupait sur le tapis du salon divers objets qu'elle avait récoltés ici ou là, pour constituer une espèce de petit musée. Son infâme grand-père suçotait des spaghettis bolognèse en grognant à quelques mètres d'elle, dans la salle à manger. Soudain, n'y tenant plus, il s'est dressé rouge de colère, a fait un pas vers elle et a beuglé:

– Tu vas me ranger ce bordel, oui?

Elle a levé la tête vers lui et a concentré dans son regard gris-bleu-vert toute la haine qu'elle retenait depuis treize ans. Il s'est écroulé instantanément, mort.

– C'était peut-être un hasard, dit-elle. J'ai recommencé plusieurs fois, depuis. Ça marche souvent. Mais je n'ai plus jamais tué personne, bien sûr.

Je suis sans doute naïf pour mon âge, mais je la crois. Méfions-nous: elle peut influencer l'existence des autres à distance (en ce qui concerne son grand-père, elle l'a considérablement influencée, son existence). Alors pourquoi pas la mienne? (Je l'aime à m'en dissoudre, je rêve de me fondre à elle, mais pour l'instant – et ça risque de durer car la réalité manque de souplesse de ce côté-là – je suis incontestablement un «autre».) Je n'ai jamais cru en rien de surnaturel, surtout pas en Dieu, mais je suis forcé de reconnaître qu'il se passe parfois des trucs inexplicables. Des lapins, des machins comme ça… Je vais rester prudent. Je vais éviter de me montrer méchant avec elle. De toute façon, ce n'était pas dans mes intentions.

(Le lendemain, elle redemande à un chauffeur de taxi si elle peut fumer. Je m'inquiète pour lui, je fixe ses yeux dans le rétroviseur en essayant de le prévenir mentalement de faire gaffe, mais c'est un Hindou probablement doué d'un sixième sens héréditaire encore très développé car il accepte et en profite même pour s'en allumer une. Il nous précise toutefois qu'il faut ouvrir les vitres, tant pis pour la clim, et surtout garder nos cigarettes entre nos genoux et ne pas souffler la fumée vers l'extérieur. S'il croise une bagnole de flics, il est foutu. J'ai l'impression de commettre un crime. Après qu'il nous a déposés sur un trottoir de Chelsea, je regarde son taxi jaune s'éloigner dans le trafic: aucune voiture ne le percute.)