– Le petit Jésus va te punir.

– Non, pitié! Pas le petit Jésus!

Bref, j'ai mal à l'épaule et c'est probablement l'abominable petit Jésus qui m'a puni – car même si c'est dû à une mauvaise adaptation au corps endormi de ma première véritable conjointe, on peut considérer que ce sauvage intraitable cherche à me faire regretter toutes les nuits que j'ai refusé de passer dans les bras de celles qui risquaient de m'entraîner à la Poste.

Après le café, la douleur a déjà disparu. C'est agreable, la religion: en dix minutes, on se fait pardonner quinze ans de mauvaise conduite. («Dans tes rêves…» ricane le petit Jésus.)

Mabel est sortie dès le réveil, sans se laver ni boire une goutte de mon café. Elle est allée passer une heure avec Bruno, qu'elle a appelé la veille d'une cabine en me faisant croire qu'elle téléphonait à sa mère et qui l'a suppliée d'accepter de le revoir, mais je ne sais rien de tout ça – je l'apprendrai plus tard, lors du déménagement, en lisant (malgré tous mes efforts de résistance intègre) l'une des innombrables lettres qu'il lui envoie ces jours-ci. Avant de partir, j'appelle Florence à Nouvelles Frontières pour savoir si elle peut nous trouver deux billets pour New York du 20 août au 5 septembre. Elle a la délicatesse de ne pas me poser trop de questions, rigole un peu et ressort des fichiers de son ordinateur avec la même conclusion que la première fois: «Pas de problème, Titus.» Pour l'appartement, je téléphonerai à Marie-Sophie ce soir afin de ne pas la réveiller. Je commence à avoir le coup de main.

Je retrouve Olive à quinze heures au Saxo – nous avons prévu d'aller assister à un concert en plein air à la Villette à dix-sept heures. Elle est seule, sale et accablée mais je n'y accorde pas d'attention particulière: elle est accablée depuis des jours et des jours, et sale souvent. Elle porte une sorte de djellaba informe et usée, couleur caca d'oie, son petit chapeau de maçon bleu décoloré et des sandales de cuir marron. Quand j'entre dans le bar, elle regarde dans le vide en faisant tourner sa tasse sur la soucoupe. Le Rouge et le Noir est posé devant elle.

– C'est nul, marmonne-t-elle.

Nous ne restons pas longtemps. Olive est désespérément absente, elle n'écoute ce que je lui dis que pour me faire plaisir et ne répond que par oui ou par non aux questions que lui posent les habitués qui passent un instant à notre table – ou bien par des phrases qui semblent n'avoir aucun rapport avec ce qu'on lui demande (je suis le seul à pouvoir deviner, et pas plus d'une fois sur cinq, le raisonnement qui fait le lien entre la question et la réponse). Suzanna, une fille que je n'ai pas vue depuis plusieurs semaines mais qui sait que j'ai mes habitudes dans ce bistrot, passe me dire bonjour.

– J'étais dans le quartier…

Elle ne reste que peu de temps assise avec nous et quitte le Saxo avec un air presque dégoûté – choqué, en tout cas. À peine rentrée chez elle, elle téléphone à une amie que nous avons en commun, Anne, et lui dit:

– J'ai vu Titus. Il est avec une folle SDF.

À la Villette, pendant que nous attendons le début du concert assis dans l'herbe, Mabel commence à s'agiter. Le groupe, dirigé par Arnaud, accordéoniste et mari de mon amie Catherine, s'appelle Swing Gadje. Ils jouent de la musique tzigane. Dès la première chanson, Olive se lève et se met à danser, seule face à la scène devant des centaines de spectateurs immobiles. Elle saute sur place, virevolte et tourbillonne comme un derviche tourneur. Ses joues rougissent vite. Ses yeux se voilent. Ses cheveux secs et défaits, qui semblent n'avoir jamais été brossés, lui donnent l'allure d'une démente en permission – impression que confirme son visage esquinté. Elle est inquiétante, bouleversante, trempée de sueur.

Même si je sais qu'elle danse dès qu'elle en a envie, je devine sans peine que ses mouvements violents n'ont rien de naturel, cette fois. Je me lève pour lui demander d'arrêter, ou du moins de ralentir le rythme, craignant qu'elle ne finisse par tomber dans les pommes, mais elle est déjà hors d'atteinte. Elle essaie de m'entraîner avec elle, et sentant que je résiste et continue à vouloir la maîtriser, elle me regarde d'un air perdu, s'interrompt un instant comme si elle hésitait, puis me repousse et se remet à danser fiévreusement. Je vais me rasseoir, on verra bien, je n'ai pas le droit d'intervenir, de lui imposer mes limites.

Deux femmes la rejoignent timidement. Dix minutes plus tard, la plus jeune s'approchera d'elle et lui demandera si elle donne des cours de danse, et où. Petit à petit, des spectateurs s'enhardissent et viennent se joindre à elles devant la scène. Après quatre ou cinq chansons, ils sont près d'une centaine autour d'Olive. Je ne la quitte pas du regard, j'ai peur qu'elle s'effondre, à bout de forces et d'énergie – elle titube, elle chancelé, je me demande comment elle tient encore debout, comment elle peut encore respirer. Malgré le monde et le manque de place, personne ne s'approche à plus d'un mètre d'elle. Trois enfants laids, dont la sourde crétinerie est déjà inscrite sur le visage pour le restant de leurs jours, la montrent du doigt et se bidonnent comme des pourceaux ivres.

Avant la fin du concert, Mabel tombe. Ceux et celles qui dansaient à côté d'elle s'immobilisent, interdits, je bondis sur mes pieds, me faufile entre eux et m'agenouille près d'elle. Elle est inconsciente mais reprend ses esprits dès que je la secoue. Je la ramène vers l'herbe en la tenant sous les bras: elle est inondée de sueur, chaude comme une bouillotte, amorphe et renfermée. Ses yeux ne sont plus que deux pastilles rougeâtres qui ne reflètent rien. Je l'assieds et lui verse une bouteille d'Évian entière sur la tête.

Encore une fois, je me demande s'il ne vaudrait pas mieux aller consulter quelqu'un. Ne serait-ce que pour qu'on lui donne des médicaments plus adaptés. Non, je ne veux pas que les médecins la touchent.

Quand le groupe quitte la scène, nous nous dirigeons vers les coulisses, péniblement, à contre-courant. Dans la cohue, je passe près de l'un des trois porcelets de sept ou huit ans qui se moquaient d'elle et lui envoie un coup de pied de footballeur débutant dans le tibia. Il pousse un hurlement bestial, mais le temps que sa mère se retourne et le repère, nous avons déjà disparu dans la masse ondulante. Ce n'est pas très noble de ma part, mais je ne le reverrai probablement jamais. C'est toujours ça de pris sur le porc malveillant qu'il va devenir.

Olive salue et félicite les musiciens un à un. Avec chacun d'eux, elle se montre calme et attentive. Je lui présente Catherine, qui la regarde immédiatement avec une douceur et une attention quasi maternelles, et Arnaud, qui la remercie d'avoir incité les gens à danser, même s'il sait bien qu'ils ne seraient pas restés assis de toute façon. Lorsque nous partons, elle embrasse tous les musiciens et même leurs amis – plus d'une quinzaine de personnes.

(Le lendemain, Catherine me téléphone: «Elle est émouvante, elle est généreuse, elle est vivante. Ne la quitte pas, celle-là.» De toutes les personnes à qui j'ai présenté Olive, je crois que Catherine est la seule qui ne m'ait pas plus ou moins explicitement conseillé de la fuir au plus vite.)

Le soir, je laisse un message sur le répondeur de Marie-Sophie pour lui faire part du revirement de situation et lui demander de nouveau son aide. En raccrochant, je me dis que c'est certainement une dangereuse erreur dont je pourrais me mordre, me sectionner et m'avaler les doigts. Si Olive pique une crise en plein New York – ce qui est plus que probable, logiquement, étant donné ce qui se passe depuis plusieurs jours -, je n'ai qu'une notion très imprécise de ce qui arriverait. Si elle se déshabille en pleine rue ou se met à danser comme une possédée dans un restaurant, je risque de me laisser rapidement déborder par les événements. J'ai le pressentiment qu'ils ne badinent pas avec la loi et l'ordre, par là-bas. Et puis quand on est loin de chez soi, on dira ce qu'on voudra, c'est pas pareil. J'ai beau me concentrer en fermant les yeux, je nous imagine mal aux mains de la police new-yorkaise. Je ne me vois pas non plus la confier, contraint et forcé, au système psychiatrique américain. Elle disparaîtrait dans un immense labyrinthe blanc et froid et je ne la retrouverais plus jamais. J'en vibre d'effroi, mais c'est ce qui peut fort bien se passer si nous y allons. Or nous y allons. Car je sais que je ne peux plus faire marche arrière. Ce que je ne sais pas exactement, c'est: pourquoi?