– Si, je reste avec toi. Tant pis si tu me détruis la vie.

Je dis ça sur le ton de la plaisanterie, mais je sais que c'est définitif. Nous ne passerons qu'un mois ensemble, ou un an, mais de mon côté, je sens presque physiquement que la décision est à présent ancrée en moi comme une partie de ma personnalité: je resterai avec elle quoi qu'il arrive. C'est comme ça. Elle peut devenir folle, elle peut me faire souffrir, elle peut m'entraîner dans tous les pays du monde ou m'obliger à me raser la tête, tant pis.

Je ressens des émotions inédites pour moi: le doute, la peur, le désir insatiable. Ces tourments ne me lâcheront plus, désormais, je ne pourrai plus jamais regarder Olive sereinement. Quoi qu'elle fasse, j'aurai toujours besoin de plus. Quoi qu'elle fasse, je craindrai toujours qu'elle me méprise ou me quitte. Quoi qu'elle fasse, je serai toujours en état de manque. Je lui parle sans arrêt, j'ai envie de lui en dire plus. Je baise avec elle trois ou quatre fois par jour de toutes les manières possibles, j'ai envie de toucher son corps plus intimement. Je la vois jour et nuit, j'ai envie de la voir plus. Même quand je la regarde dormir, même quand je me concentre de toutes mes forces sur son visage, j'ai envie de la voir plus. Mon envie d'amour sera toujours inassouvie.

Un après-midi, en sortant de chez moi, je fais un bond d'un bon mètre en arrière en face de la boîte aux lettres. Je viens de l'ouvrir et j'ai trouvé un lapin à l'intérieur.

Pas un vrai lapin, je ne serais sans doute plus là pour le raconter, mais un lapin en photo. Le choc a été formidable. J'ai la sensation, depuis plusieurs semaines, d'une présence constante et malsaine de ces bestioles autour de moi, j'essaie de garder la tête froide en me répétant que ce n'est pas possible car ça ne s'est jamais vu et donc ce serait bien le comble, la notion de lapin ne peut pas s'attaquer à un homme, surtout s'il n'a rien à se reprocher dans ce domaine (je ne sais même pas lequel, c'est dire), je descends tranquillement dans le hall de mon immeuble pendant qu'Olive est encore dans la salle de bains, j'ouvre en toute décontraction la petite porte familière de ma boîte et j'y découvre un lapin noir qui me fixe de ses gros yeux ronds, les oreilles dressées comme s'il n'était pas content, mais pas content du tout de ma conduite.

Je recule vivement, par réflexe de légitime défense. Au vieux Turc du premier qui passe à cet instant et me demande ce qui m'arrive, j'hésite à répondre. Si je m'exclame: «Il y a une photo de lapin dans ma boîte aux lettres!» il risque fort de ne pas saisir l'aspect dramatique de la situation. Si je prétends avoir découvert une facture ou un rappel de loyer, il va se dire que les jeunes d'aujourd'hui sont bien émotifs et n'ont plus de tripes. Je me contente donc d'un «Non, rien» qui le laisse probablement tout aussi perplexe. Il sort en dodelinant de la tête.

C'est une carte postale d'une amie que je n'ai pas vue depuis plusieurs mois, Isabelle. Elle me demande ce que je deviens, me souhaite bonne chance et m'embrasse. Je voudrais bien savoir pourquoi elle a choisi une photo de lapin. Il doit y avoir vingt ou trente mille sujets possibles, pour une carte postale. Je l'appellerai demain. Mais je ne crois pas que j'oserai lui poser la question: «Dis donc, pourquoi tu m'as envoyé une photo de lapin? Dis, saleté?»

Le soir, nous sommes invités chez Stéphanie, qui habite une sorte de petit pavillon dans le XIIIe. Nous pensions que c'était une fête, mais il s'agit juste d'un repas dans le jardin. Ils ne sont que cinq lorsque nous arrivons: Stéphanie la maquettiste et son mari, Gilles le gynécologue, un autre couple original et gai comme une paire d'espadrilles, et un type seul qui doit être aide-comptable dans une entreprise de pompes funèbres. Sur la table, il y a de la salade de riz, des chips, des rondelles de Justin Bridou, une quiche, une tarte aux poireaux, de la 33 Export à bouchon dévissable, du Coca-Cola et plusieurs bouteilles de gamay.

Stéphanie et Gilles sont relativement sympathiques mais passer plus de deux heures avec eux devient impossible si l'on a déjà rencontré d'autres personnes au cours de son existence. Ils savent vivre et s'amuser autant que des perruches – je voulais tout de même leur présenter Olive, par goût du contraste. Quand ils ont ouvert le cadeau qu'elle a apporté pour les remercier de leur invitation (une vieille soupière cassée et recollée), ils ont paru déconcertés, gênés, et elle abasourdie face à leur réaction, presque vexée par ce manque d'enthousiasme incompréhensible.

Dès les premières minutes, je comprends que j'ai eu tort de l'amener là. La crise a commencé dans le taxi, un peu plus tôt que les soirs précédents. Ses mains devenaient moites, elle serrait les dents, riait sans raison, exaltée par n'importe quoi – un passant qui frappait dans ses mains et parlait tout seul en marchant, par exemple. Quand Stéphanie et Gilles ont accusé réception de la soupière, j'ai cru qu'elle allait fondre en larmes ou s'énerver («Ben quoi? Elle vous plaît pas, ma soupière? C'est tes amis, ça, Titus?»). Maintenant, elle est assise près de moi et n'ouvre pas la bouche. Sa cuisse tremble sous ma main. Je commence à la connaître, je sais que rien ne la révolte davantage que les gens sérieux et ennuyeux – les gens impolis, peut-être. Ici, c'est le bagne, pour elle. Nous dînons dans un jardin agréable par une chaude soirée d'été, comme on dit quand la vie est belle, mais l'atmosphère est métallique et crispante. On ne parle pas beaucoup, on se contente d'échanger de manière presque administrative quelques propos creux sur le métier de chacun, la nouvelle Lancia ou les vacances à venir. Je pense que c'est elle qui les embarrasse. Elle porte une impressionnante robe de satin rouge et bleu à manches bouffantes et une toque de fourrure noire (avec ses cheveux blonds que le chapeau plaque de chaque côté de son visage, on dirait une espionne russe irrésistible déguisée en Belle au bois dormant). J'étais chez elle lorsqu'elle a choisi cette tenue, elle en a essayé sept ou huit autres avant de se décider. Elle voulait sincèrement leur faire plaisir. Mais à mon avis, ils la prennent pour une pouf arriérée qui se sait belle. D'autre part, il suffit de l'observer quatre secondes pour deviner qu'elle n'est pas au mieux de sa forme mentale: elle a les joues et les yeux rouges, elle fixe quelque chose d'invisible droit devant elle, ses mains se crispent sur le satin bleu de sa robe, elle se mord les lèvres – heureusement, ils ne savent pas qu'elles sont froides. Son cocard, sa pommette gonflée et sa bouche abîmée complètent le portrait. Elle fait peur. D'ailleurs, lorsque nous sommes arrivés et qu'elle a salué aimablement tout le monde, comme à son habitude et malgré sa tension extrême, la femme espadrille, qui est vendeuse chez Habitat, et le célibataire funèbre, qui est informaticien, ne lui ont pas répondu – pris de stupeur, je suppose. Sans rien faire et sans rien dire, elle met tout le monde mal à l'aise. Moi compris.

Je ne sais pas ce qui va se passer, mais c'est imminent. J'ai l'impression d'avoir la main sur le capot d’une voiture de course qui patine à plein régime. Les autres le sentent aussi, d'ailleurs. Ils la surveillent du coin de l'œil et parlent de moins en moins, comme s'ils craignaient de rater le début du spectacle par inadvertance. Ça va démarrer d'une seconde à l'autre, ça va exploser. Je donnerais mon bras droit pour être instantanément téléporté avec elle chez moi. Colas au capitaine Kirk, Colas au capitaine Kirk. Répondez, capitaine. Deux téléportations en urgence… Qu est-ce qui se passe, nom d'une pipe? Colas à la passerelle! Vite!

– Vous vous êtes déjà fait lécher par un chat? demande-t-elle d'un ton poli et désinvolte à la vendeuse de chez Habitat.

Vous me paierez ça, Kirk.

– Euh… Oui, bien sûr.

– Lécher la chatte, je veux dire.