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Quoi! Son père! Il allait le voir torturer sous ses yeux! Il allait entendre les horribles cris du pauvre vieux qu’il avait tant aimé! Il allait voir ses membres se tordre et panteler sur le chevalet!…

Le chevalier éclata en sanglots. Il saisit dans ses bras la tête vénérée au vieux routier.

– Ô mon père! bégaya-t-il… mon pauvre père!…

Pardaillan demeura tout saisi, tout bouleversé d’entendre pleurer son fils.

C’était la première fois!…

Oui! Si loin qu’il remontât dans sa vie, jamais il n’avait vu pleurer le chevalier… Lorsque, tout enfant, il lui était arrivé de le corriger d’une taloche – bien rare du reste – le petit lui tournait le dos après l’avoir fièrement regardé, mais il ne pleurait pas!… Plus tard, lorsqu’après de longues années passées ensemble sur les routes à travers les mêmes aventures et les mêmes périls, il s’était décidé à partir seul de Paris, il avait bien surpris dans l’œil du chevalier, quelque chose comme une humide buée… mais il ne pouvait dire qu’il eût réellement pleuré! Lorsque le jeune homme éperdu d’amour avait eu cette conviction que sa Loïse ne serait jamais à lui, il n’avait pas pleuré encore!

Ces larmes brûlantes qui tombaient sur ses cheveux blancs lui causèrent une inexprimable sensation d’étonnement douloureux.

– Jean, dit-il d’une voix basse et tremblante, Jean, mon fils, je cherche vainement dans mon cœur des paroles de consolation… Comme tu dois souffrir, mon pauvre enfant!… Si jeune, si beau, si brave… Si je pouvais mourir deux fois, et que cela suffise aux misérables… mais non! c’est à toi qu’ils en veulent… ils ne m’ont pris que pour t’atteindre plus sûrement… Pleure, mon petit Jean, pleure avec ton vieux père qui se maudit de n’avoir que des larmes à t’offrir dans ce suprême moment… pleure ta jeune existence brisée…

Le chevalier fit un effort, refoula ses sanglots et répondit:

– Mon vénéré père, vous vous trompez. Je mourrai sans faiblir et saurai faire honneur à votre nom.

– C’est, donc ta petite Loïse que tu pleures?

– Non, mon père… Loïse m’aime… je le sais… et mourir avec cette certitude, voyez-vous, c’est mourir avec le paradis dans le cœur… Mais tenez, ne parlons plus de ce moment de faiblesse que je viens d’avoir… conservons toutes nos forces pour l’instant… où…

Le chevalier ne put achever et se mordit violemment les lèvres. Le vieux Pardaillan s’était levé et, habitué déjà à l’obscurité, arpentait furieusement le cachot.

– Chevalier, grondait-il, je ne suis qu’un sot! De m’être fait prendre ainsi, alors que je croyais prendre, je n’en reviens pas. Si je n’avais pas commis la folie d’aller me jeter dans la gueule du loup, je serais libre, et fût-ce même en mettant le feu à cette vieille tour, je te délivrerais!

Il raconta alors comment il s’était rendu à l’hôtel de Mesmes, croyant y trouver le maréchal seul et le forcer à se battre avec lui. De son côté, le chevalier raconta la scène du couvent. Enfin, brisé de fatigue, le jeune homme finit par s’endormir et sommeilla quelques heures…

Quand il ouvrit les yeux, il constata qu’une sorte de faux jour éclairait assez le cachot pour qu’on pût y voir.

Sa première idée fut d’examiner soigneusement la porte, puis l’étroite lucarne par où passait la lumière. Le vieux routier le laissa faire en secouant la tête. Lorsque le chevalier eut achevé son inspection, il se tourna vers son père.

– Ce que tu viens de faire, dit celui-ci, je l’ai fait pendant la première journée de mon emprisonnement. Et voici ce que j’ai pu apprendre: si nous parvenions à ouvrir la porte – et il faudrait pour cela dix à quinze jours de travail – nous tomberions dans un couloir qui n’a qu’une issue, laquelle est gardée par une trentaine d’arquebusiers…

– N’importe, mon père!… Mieux vaudrait, après tout, mourir d’une arquebusade.

– C’est juste; mais nous n’avons plus que quatre jours pour exécuter un travail qui en demanderait huit à des gens travaillant en pleine lumière, avec des outils. Et note qu’au premier bruit, la sentinelle dont tu entends les pas donnerait l’alarme.

– Et la lucarne? fit le chevalier avec un calme terrible.

– Regarde. Il faudrait desceller trois ou quatre de ces blocs cimentés pour arriver jusqu’aux barreaux, et alors, il faudrait desceller les barreaux eux-mêmes, et alors il faudrait descendre dans la cour toujours pleine de gardes…

– N’y a-t-il donc aucun moyen? aucun espoir?…

– Aucun moyen d’évasion, dit le vieux routier. Et quant à l’espoir, il ne nous en reste qu’un: celui de ne pas trop souffrir en mourant et de ne pas faire une trop vilaine grimace.

* * * * *

Avant de quitter le Temple, revenons pour quelques instants à cette violente figure de Montluc que nous n’avons fait qu’entrevoir. Après avoir fait conduire son nouveau prisonnier dans son cachot et souhaité à Maurevert qui se retirait toutes sortes de prospérités, le gouverneur du Temple était rentré dans son appartement. L’arrivée de Maurevert l’avait surpris en plein dîner: le prisonnier dûment verrouillé, Montluc reprenait tout simplement son dîner où il l’avait laissé.

– À boire! fit-il en se laissant lourdement tomber dans le fauteuil en chêne sculpté.

La salle à manger était vaste et riche. Des dressoirs en chêne, des aiguières d’étain poli pour se laver les mains, de belles vaisselles à fleurs, des flambeaux d’argent donnaient à cette salle une apparence de bourgeoisie cossue. Mais tout était en désordre. Il y avait de la poussière sur les vaisselles, et on avait négligé depuis longtemps de gratter la cire qui avait coulé le long des flambeaux. Les dressoirs étaient salis de taches, il y avait des toiles d’araignée aux solives du plafond.

Au milieu de cette salle se trouvait une table bien éclairée, chargée de venaisons diverses et surtout de flacons de toutes dimensions. Trois couverts étaient mis: celui de Marc de Montluc et ceux de deux jeunes femmes qui, en le voyant rentrer, lourd et pesant comme un homme qui ne veut pas tituber, se hâtèrent de remplir son gobelet, vaste récipient d’étain qui contenait une demi-pinte.

Ces deux femmes étaient à peine vêtues; leurs seins nus débordaient de leurs corsages ouverts; elles avaient les cheveux dénoués et le visage peint. Elles étaient jolies, malgré la flétrissure de la débauche; c’étaient deux fortes gaillardes, telles que les aimait Montluc, l’une rousse, d’un roux ardent comme une bête fauve, l’autre brune, avec une magnifique chevelure d’Espagnole. Ces deux femmes étaient des ribaudes…

La rousse se nommait tout simplement la Roussotte, et elle-même ne se connaissait pas d’autre nom.

La brune s’appelait Pâquette.

Toutes deux étaient douces, inoffensives, très bêtes, même pas fières de la splendeur un peu fanée de leurs chairs, dociles, passives, et enfin très honnêtes, attendu que contre la somme d’argent qui leur était dévolue, elles faisaient les plus louables efforts pour plaire à l’inconnu qui, pour une heure, devenait leur seigneur et maître.