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Nous ignorons si réellement le juif Jonathas plongea l’hostie dans une chaudière, ce qui est absolument sûr, c’est que Jonathas fut rôti vivant et que ses beaux jardins passèrent aux moines.

Depuis l’an 1290 jusqu’à l’année 1572 et plus tard, des miracles furent constatés dans ce lieu. De temps à autre, la chaudière dans laquelle l’hostie avait été bouillie, changeait en sang vermeil l’eau qu’on y versait. Généralement, ces miracles étaient considérés comme un ordre du ciel donné aux Parisiens: ordre d’avoir à brûler vifs un certain nombre d’hérétiques.

Ce fut un de ces miracles qui se produisit le 17 août 1572. C’était un dimanche. Et ce jour était la veille de celui où fut célébré le mariage d’Henri de Béarn avec Marguerite de France. Ce jour-là, vers cinq heures de l’après-midi, comme il y avait beaucoup de peuple dans la rue, la porte s’ouvrit soudainement, et deux moines parurent, gesticulant et criant:

– Miracle! Noël à Jésus!

L’un de ces deux moines était une de nos vieilles connaissances: frère Thibaut, plus gras, plus majestueux et plus onctueux que jamais; l’autre était son inséparable: frère Lubin.

Lubin qui, on se le rappelle sans doute, avait eu permission, pendant quelque temps, de quitter son couvent pour aller servir à l’auberge de la Devinière en qualité de garçon. Lubin avait réintégré sa cellule depuis le matin même. En effet, on n’avait plus besoin de lui à la Devinière où les amis de Guise ne se réunissaient plus. Et le révérend prieur avait dit à Lubin:

– Mon frère, votre mission laïque est terminée. Dans cette longue expédition chez les Philistins, vous avez certainement gagné de la gloire, mais comme la chair est faible, il est probable que vous avez plus d’une fois succombé au démon de la gourmandise; en raison de la sainte gloire que vous avez acquise dans votre service laïque à la Devinière, nous vous préposons à la garde de la chaudière, ce qui est un immense honneur pour vous et pour frère Thibaut qui sera votre acolyte; mais, en raison des péchés que vous n’aurez pas manqué de commettre chez les Philistins, vous aurez soin de vous appliquer la discipline tous les soirs; en outre, vous vous abstiendrez de viande, de légumes et de vin pendant quinze jours.

– Deo gratias! murmura Lubin en se courbant; mais en même temps un profond soupir gonflait sa poitrine, et il gémit en lui-même:

– Quinze jours au pain et à l’eau… Ah! j’en mourrai!

Triste et l’âme gonflée d’amertume, frère Lubin regagna sa cellule où il retrouva frère Thibaut qui, prévenu sans doute, l’attendait et l’emmena dans une salle voisine de la porte d’entrée.

Cette salle, disposée un peu comme une chapelle, ne contenait que quelques chaises et des images de sainteté, mais au fond se dressait une sorte d’autel surmonté d’un grand crucifix. C’est sur cet autel qu’était placée la fameuse chaudière. En temps ordinaire, elle était recouverte d’une serge noire; mais quelquefois, les fidèles étaient admis à défiler devant elle, et alors, on la découvrait; c’était une vulgaire marmite de cuisine en cuivre battu. De temps à autre, on y jetait de l’eau pour voir si un miracle ne se ferait pas, c’est-à-dire si cette eau ne se changerait pas en sang.

Frère Thibaut donc, emmena frère Lubin jusqu’à la chaudière devant laquelle il plia les genoux.

– Qu’avez-vous donc à soupirer? demanda-t-il alors.

– Ah! mon frère, répondit le désespéré Lubin. Ah! les franches lippées de la Devinière! Ah! les petits pâtés que confectionnait dame Huguette et dont j’en attrapais bien un par-ci par-là!… Ah! les jambons que j’arrosais des fonds de bouteilles qui m’étaient laissés!… Il y avait surtout un certain vin de Bourgogne, pelure d’oignon, doux au palais, chaud au cœur…

– Fi, mon frère! dit Thibaut qui se passait la langue sur les lèvres.

– Que voulez-vous! Je sens que j’appartiens corps et âme au démon de la gourmandise, car c’est ainsi que le révérend prieur appelle le divin bonheur de s’humecter le gosier d’un peu de bon vin après que de dignes épices ont, au préalable, enflammé ce gosier…

Frère Thibaut ne put y résister davantage et s’écria:

– Vous m’en faites venir l’eau à la bouche!

– Ah! mon frère, je ne sais quelles joies nous seront réservées au paradis; mais ce que je sais, c’est que sur cette terre, le paradis s’appelle l’auberge de la Devinière!

– Vous rappelez-vous les succulents dîners que nous y fîmes!

– Si je m’en souviens, juste ciel!… Et ceux du temps jadis, du temps de messire Grégoire, le père de maître Landry!…

– C’était, reprit frère Thibaut, vers quarante-six ou quarante-sept, l’année où mourut notre sire François Ier et où nous connûmes l’illustre et révérendissime Ignace de Loyola… C’était le bon temps, frère Lubin! Alors, quand nous avions bien dîné, maître Grégoire se contentait de notre bénédiction pour tout paiement.

– Tandis qu’aujourd’hui, il nous faut lutter et risquer la hart [13] pour bien manger!

– À qui le dites-vous, mon cher frère! Tel que vous me voyez, j’ai risqué plus que la pendaison pour accompagner à la Devinière, le duc de… mais chut! vous n’êtes point initié à ces grands secrets…

– En attendant, il me faut jeûner comme un novice! que dis-je? comme un condamné aux galères!

Thibaut cligna de l’œil et eut un sourire d’une mystérieuse éloquence.

Lubin, qui connaissait au tréfonds l’âme de Thibaut, frémit d’espoir.

– Oh! oh! murmura-t-il du bout des lèvres, les yeux arrondis.

– Qu’est-ce à dire? fit Thibaut.

– Rien, mon frère» rien… il m’avait semblé… à votre air… à votre sourire…

– Chut! reprit Thibaut. Fermez la porte, mon frère.

Lubin se hâta d’obéir avec un empressement étrange et, le cœur battant, revint à Thibaut.

– Ainsi donc, dit celui-ci, vous êtes pour quinze jours au pain et à l’eau?

– Hélas! gémit Lubin dont la folle espérance s’évanouissait déjà, devant la physionomie sévère de Thibaut.

– Je crois que vous n’y résisterez pas, continua celui-ci.

– Il me semble déjà que je meurs…

D’une petite armoire, Thibaut tira un pain noir et dur avec une bouteille, d’eau trouble, et dit sévèrement:

– Voilà votre nourriture pour deux jours, mon frère.

Lubin croisa ses bras sur sa poitrine et, se frappant le thorax à coups de poing, il pleura:

– Qu’on me dise donc tout de suite que je suis condamné! Quoi, frère Thibaut! Est-ce bien vous, vous avec qui j’ai fait de si bons dîners et si souvent vidé bouteille, est-ce bien vous qui me présentez cette nourriture affreuse et ce liquide déshonorant? Ah! mon frère, je n’eusse jamais cru à une pareille dureté de cœur chez vous! Et quand je songe à ces divins pâtés…

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[13] Corde employée pour la pendaison des condamnés à mort. [Note du correcteur.]