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À force de triturer le problème sous toutes ses faces, un jour, il se frappa le front:

– Quelle erreur! murmura-t-il. Je dis que le sang est dans le cadavre. Oui, il y est. Mais il n’y est plus à l’état liquide. Il est coagulé. Il ne peut plus charrier la vie. Il faudra donc au prochain cadavre que j’achèterai, il faudra qu’avant toute incantation, je lui transfuse un sang vivant!…

Or, maintenant que nous avons complété le portrait de Ruggieri, maintenant qu’une lumière livide, mais nécessaire, a été projeté sur cette monstrueuse silhouette, nous prierons le lecteur de se transporter de cinq jours en arrière, jusqu’au moment où le groupe d’hommes que nous avons signalé en temps et lieu, pénétra dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et enleva le cadavre de Marillac.

Catherine s’était montrée généreuse: à Panigarola, elle laissait le cadavre d’Alice; à Ruggieri, elle envoyait celui de son fils. Ruggieri attendait, en effet, hors l’église. Quand il vit les hommes qui emportaient Marillac mort, il s’approcha et prononça quelques paroles, sans doute un mot de reconnaissance.

Alors, il fit un signe, et les funèbres porteurs se mirent à le suivre.

Arrivé rue de la Hache, Ruggieri s’arrêta non loin de la maison qu’avait habitée Alice de Lux, et ayant fait déposer le cadavre à terre, il renvoya les porteurs. Quand il fut bien sûr que ces gens étaient partis et ne l’épiaient pas pour savoir où il entrait, il alla ouvrir une petite porte basse qui avait été pratiquée exprès pour lui près de la tour et par où il entrait d’habitude dans les jardins du nouvel hôtel de la reine.

Alors, il revint au cadavre; à grand-peine, il le souleva et le transporta ou plutôt le traîna jusque dans les jardins. Et il referma la petite porte. Puis à nouveau, il chargea sur ses épaules le lugubre fardeau et parvint enfin jusqu’à la petite maison si coquette que nous avons décrite et où se trouvaient ses laboratoires.

Lorsque le corps se trouva étendu sur une grande table de marbre, lorsque Ruggieri l’eut déshabillé et soigneusement lavé, sa première besogne fut de lui injecter des aromates destinés à empêcher toute décomposition pendant quelques jours au moins; et ceci n’était qu’un jeu pour ce redoutable créateur de poisons. Quand ces diverses manipulations furent accomplies, il s’aperçut qu’il faisait grand jour. Mais il n’éteignit pas les flambeaux qu’il avait allumés; il ferma hermétiquement les rideaux pour faire une nuit factice dans le laboratoire.

Il revint alors s’asseoir près de la table de marbre à laquelle il s’accouda, et examina le corps de son fils: il était labouré de coups de poignard dont plusieurs avaient pénétré jusqu’aux sources de la vie; la poitrine, les épaules, le cou étaient zébrés de longues plaies entrouvertes. La tête avait conservé une sérénité remarquable. Évidemment, Marillac ne s’était pas aperçu qu’on le tuait. Le premier coup qui lui avait été porté au moment où il descendait vers Alice, avait dû le foudroyer. Les paupières étaient légèrement soulevées. Ruggieri essaya en vain de les fermer et, n’y arrivant pas, il jeta sur le visage un mouchoir de fine baptiste parfumée qu’il avait trouvé dans le pourpoint du mort et qui était au chiffre d’Alice: probablement un de ces souvenirs que les amants aiment à place sur leur cœur pour avoir toujours sur eux quelque chose de la bien-aimée.

Ruggieri n’était nullement ému.

La douleur paternelle disparaissait dans l’effort cérébral du savant.

Et cet effort devait être énorme.

Car pendant plusieurs heures de suite, le mage demeura pétrifié dans une immobilité telle qu’on l’eût pris pour un autre cadavre, si une espèce de tremblement n’eût parfois agité ses mains. Il était d’ailleurs aussi pâle que le mort qu’il étudiait. Mais ses yeux laissaient échapper une flamme ardente: il y avait de la folie dans ce regard d’où toute expression humaine avait disparu.

À un moment de cette sinistre méditation, il bredouilla quelques mots:

– Il a perdu tout son sang… l’opération n’en est-elle pas simplifiée?… je recoudrai toutes ces plaies, sauf une… celle-ci… qui a ouvert la carotide… c’est par là que je dois faire la transfusion…

À un autre moment de la journée, il murmura:

– Nostradamus ne m’a-t-il pas affirmé qu’il avait obligé le corps astral d’un de ses enfants à demeurer près de lui pendant plus d’un mois?… Et moi-même, n’ai-je pas vu tressaillir à diverses reprises les cadavres que je voulais ranimer? Est-ce que le corps astral n’était pas là, alors, qui essayait de réintégrer sa demeure charnelle? Qu’a-t-il manqué pour que la résurrection fût certaine et la réincarnation complète? Sans doute un rien… une parole de charme qui m’aura fait défaut, ou peut-être une défaillance de mon énergie… cette fois-ci, ma volonté ne défaillira pas… et lorsque mon fils revivra, nous fuirons…

Vers le soir, à l’heure où la nuit commençait à tomber au dehors, Ruggieri se leva brusquement, courut à une vaste armoire pleine de livres et de manuscrits, et il se mit à la fouiller fébrilement.

Cette fois, il était bouleversé d’émotion: il tremblait convulsivement et il répétait:

– Oh! je le trouverai… je le trouverai…

Au bout de deux heures, ayant jonché le parquet de papiers et de volumes épars, il finit par mettre la main sur ce qu’il cherchait: c’était un livre qui ne contenait guère qu’une cinquantaine de pages. Il était relié en bois, avec un fermoir de fer. Les pages étaient moisies. Les caractères de l’écriture étaient hébraïques.

Ruggieri poussa un cri terrible en mettant la main sur ce volume et, tout tremblant, il l’emporta sur la table de marbre, près du cadavre. Lentement, il se mit à le feuilleter. Ses yeux, d’un seul trait, parcouraient chaque page.

À la vingt-neuvième page, il eut comme un sourd rugissement, et son doigt se posa, s’incrusta sur une ligne.

– La formule d’incantation! gronda-t-il [25].

Il était à ce moment dix heures du soir. Le silence était profond au dehors.

Le laboratoire, vaste de proportions, était noyé d’ombres. Vaguement, l’immense manteau de la cheminée au-dessus des fourneaux encombrés de creusets et de cornues prenait l’allure d’un monument funèbre; sur des rayons, les masques de verres, les fioles, les bocaux reluisaient confusément. Au centre, la lumière plus vive de deux flambeaux qui brûlent; la table de marbre; sur la table, le cadavre allongé, tout raide, avec des teintes livides; près de lui, le livre cabalistique; et penché sur le livre, le mage Ruggieri qui attend, immobile…

Comme minuit approchait, il alluma cinq autres flambeaux, ce qui faisait sept en tout.

Il les plaça sur le parquet dans l’angle du laboratoire tourné à l’est. Les flambeaux étaient placés en fer à cheval dont l’ouverture se trouvait donc tournée vers l’ouest, et formaient un demi-cercle dans le coin, un demi-cercle appuyé à l’est. Dans ce demi-cercle de lumière, Ruggieri se plaça debout, tourné vers l’intérieur du laboratoire, c’est-à-dire regardant l’ouest, qui est le lieu de ténèbres, par rapport à l’est d’où vient la lumière.

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[25] Si nos lecteurs veulent bien songer que, de nos jours même, des savants, de véritables savants, croient à la possibilité de converser avec les morts, qu’un médecin anglais, très estimé pour ses travaux scientifiques, est convaincu qu’il a photographié des esprits, ils ne nous accuseront pas d’avoir exagéré à plaisir une scène qui se passa en pleine époque de florissante magie. (Note de M. Zévaco.)