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Rosette s’est acquittée de son rôle avec une grâce triste et caressante, un ton douloureux et résigné qui allait au cœur; – et lorsque Rosalinde lui dit: «Je vous aimerais, si je pouvais», les larmes furent au moment de déborder de ses yeux, et elle eut peine à les contenir, car l’histoire de Phoebé est la sienne, comme celle d’Orlando est la mienne, à cette différence près que tout se dénoue heureusement pour Orlando, et que Phoebé, trompée dans son amour, au lieu du charmant idéal qu’elle voulait embrasser, en est réduite à épouser Sylvius. La vie est ainsi disposée: ce qui fait le bonheur de l’un fait nécessairement le malheur de l’autre. Il est très heureux pour moi que Théodore soit une femme; il est très malheureux pour Rosette que ce ne soit pas un homme, et elle se trouve jetée maintenant dans les impossibilités amoureuses où j’étais naguère égaré.

À la fin de la pièce, Rosalinde quitte pour des vêtements de son sexe le pourpoint du page Ganymède, et se fait reconnaître par le duc pour sa fille, par Orlando pour sa maîtresse; le dieu Hymenaeus arrive avec sa livrée de safran et ses torches légitimes. – Trois mariages ont lieu. – Orlando épouse Rosalinde, Phoebé Sylvius, et le bouffon Touchstone la naïve Audrey. – Puis l’épilogue vient faire sa salutation, et le rideau tombe…

Tout cela nous a extrêmement intéressés et occupés: c’était en quelque sorte une autre pièce dans la pièce, un drame invisible et inconnu aux autres spectateurs que nous jouions pour nous seuls, et qui, sous des paroles symboliques, résumait notre vie complète et exprimait nos plus cachés désirs. – Sans la singulière recette de Rosalinde, je serais plus malade que jamais n’ayant pas même un espoir de lointaine guérison, et j’aurais continué à errer tristement dans les sentiers obliques de l’obscure forêt.

Cependant je n’ai qu’une certitude morale; les preuves me manquent, et je ne puis rester plus longtemps dans cet état d’incertitude; il faut absolument que je parle à Théodore d’une manière plus précise. Je me suis approché vingt fois de lui avec une phrase préparée, sans pouvoir venir à bout de la dire, – je n’ose pas; j’ai bien des occasions de lui parler seul ou dans le parc, ou dans ma chambre, ou dans la sienne, car il vient me voir et je vais le voir, mais je les laisse passer sans m’en servir, bien que l’instant d’après j’en éprouve un regret mortel, et que j’entre contre moi-même en des colères horribles. J’ouvre la bouche, et malgré moi d’autres mots se substituent aux mots que je voudrais dire; au lieu de déclarer mon amour, je disserte sur la pluie et le beau temps ou telle autre stupidité pareille. Cependant la saison va finir, et bientôt l’on retournera à la ville; les facilités qui s’ouvrent ici favorablement devant mes désirs ne se retrouveront nulle part: – nous nous perdrons peut-être de vue, et un courant opposé nous emportera sans doute.

La liberté de la campagne est une chose si charmante et si commode! – les arbres même un peu effeuillés de l’automne offrent de si délicieux ombrages aux rêveries du naissant amour! il est difficile de résister au milieu de la belle nature! les oiseaux ont des chansons si langoureuses, les fleurs des parfums si enivrants, le revers des collines des gazons si dorés et si soyeux! La solitude vous inspire mille voluptueuses pensées, que le tourbillon du monde eût dispersées ou fait envoler çà et là, et le mouvement instinctif de deux êtres qui entendent battre leur cœur dans le silence d’une campagne déserte est d’enlacer leurs bras plus étroitement et de se replier l’un sur l’autre, comme si effectivement il n’y avait plus qu’eux de vivants au monde.

J’ai été me promener ce matin; le temps était doux et humide, le ciel ne laissait pas entrevoir le moindre losange d’azur; cependant il n’était ni sombre ni menaçant. Deux ou trois tons de gris de perle, harmonieusement fondus, le noyaient d’un bout à l’autre, et sur ce fond vaporeux passaient lentement des nuages cotonneux semblables à de grands morceaux d’ouate; ils étaient poussés par le souffle mourant d’une petite brise à peine assez forte pour agiter les sommités des trembles les plus inquiets: des flocons de brouillards montaient entre les grands marronniers et indiquaient de loin le cours de la rivière. Quand la brise reprenait haleine, quelques feuilles rougies et grillées s’éparpillaient tout émues, et couraient devant moi le long du sentier comme des essaims de moineaux peureux; puis, le souffle cessant, elles s’abattaient quelques pas plus loin: vraie image de ces esprits qu’on prend pour des oiseaux volant librement avec leurs ailes, et qui ne sont, au bout du compte, que des feuilles desséchées par la gelée du matin, et dont le moindre vent qui passe fait son jouet et sa risée.

Les lointains étaient tellement estompés de vapeurs, et les franges de l’horizon tellement effilées sur le bord qu’il n’était guère possible de savoir le point précis où commençait le ciel et où finissait la terre: un gris un peu plus opaque, une brume un peu plus épaisse indiquaient d’une manière vague l’éloignement et la différence des plans. À travers ce rideau, les saules, avec leurs têtes cendrées, avaient plutôt l’air de spectres d’arbres que d’arbres véritables; les sinuosités des collines ressemblaient plutôt aux ondulations d’un entassement de nuées qu’au gisement d’un terrain solide. Les contours des objets tremblaient à l’œil, et une espèce de trame grise d’une finesse inexprimable, pareille à une toile d’araignée, s’étendait entre les devants du paysage et les fuyantes profondeurs; aux endroits ombrés, les hachures se dessinaient en clair beaucoup plus nettement, et laissaient voir les mailles du réseau; aux places plus éclairées, ce filet de brume était insensible, et se confondait dans une lueur diffuse. Il y avait dans l’air quelque chose d’assoupi, d’humidement tiède et de doucement terne qui prédisposait singulièrement à la mélancolie.

Tout en allant, je pensais que l’automne était venu aussi pour moi, et que l’été rayonnant était passé sans retour; l’arbre de mon âme était peut-être encore plus effeuillé que les arbres des forêts; à peine restait-il à la plus haute branche une seule petite feuille verte qui se balançait en frissonnant, toute triste de voir ses sœurs la quitter une à une.

Reste sur l’arbre, ô petite feuille couleur d’espérance, retiens-toi à la branche de toute la force de tes nervures et de tes fibres; ne te laisse pas effrayer par les sifflements du vent, ô bonne petite feuille! car, lorsque tu m’auras quitté, qui pourra distinguer si je suis un arbre mort ou vivant, et qui empêchera le bûcheron de m’entailler le pied à coups de hache et de faire des fagots avec mes branches? – Il n’est pas encore le temps où les arbres n’ont plus de feuilles, et le soleil peut encore se débarrasser des langes de brouillard qui l’environnent.

Ce spectacle de la saison mourante me fit beaucoup d’impression. Je pensais que le temps fuyait vite, et que je pourrais mourir sans avoir serré mon idéal sur mon cœur.

En rentrant chez moi, j’ai pris une résolution. – Puisque je ne pouvais me décider à parler, j’ai écrit toute ma destinée sur un carré de papier. – Il est peut-être ridicule d’écrire à quelqu’un qui demeure dans la même maison que vous, que l’on peut voir tous les jours, à toute heure; mais je n’en suis plus à regarder ce qui est ridicule ou non.

J’ai cacheté ma lettre non sans trembler et sans changer de couleur; puis, choisissant le moment où Théodore était sorti, je l’ai posée sur le milieu de la table, et je me suis enfui aussi troublé que si j’avais commis la plus abominable action du monde.