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Bientôt paraît Orlando lui-même, et Rosalinde engage la conversation en lui demandant l’heure. – Certes, voilà un début de la plus extrême simplicité; – il ne se peut rien voir au monde de plus bourgeois. – Mais n’ayez pas peur: de cette phrase banale et vulgaire vous allez voir lever sur-le-champ une moisson de concetti inattendus, toute pleine de fleurs et de comparaisons bizarres comme de la terre la plus forte et la mieux fumée.

Après quelques lignes d’un dialogue étincelant, où chaque mot, en tombant sur la phrase, fait sauter à droite et à gauche des millions de folles paillettes, comme un marteau d’une barre de fer rouge, Rosalinde demande à Orlando si d’aventure il connaîtrait cet homme qui suspend des odes sur l’aubépine et des élégies sur les ronces, et qui paraît attaqué du mal d’amour quotidien, mal qu’elle sait parfaitement guérir. Orlando lui avoue que c’est lui qui est cet homme si tourmenté par l’amour, et que, puisqu’il s’est vanté d’avoir plusieurs recettes infaillibles pour guérir cette maladie, il lui fasse la grâce de lui en indiquer une. – Vous, amoureux? réplique Rosalinde; vous n’avez aucun des symptômes auxquels on reconnaît un amoureux; vous n’avez ni les joues maigres ni les yeux cernés; vos bas ne traînent pas sur vos talons, vos manches ne sont pas déboutonnées, et la rosette de vos souliers est nouée avec beaucoup de grâce; si vous êtes amoureux de quelqu’un, c’est assurément de votre propre personne, et vous n’avez que faire de mes remèdes.

Ce ne fut pas sans une véritable émotion que je lui donnai la réplique dont voici les mots textuels:

«Beau jeune homme, je voudrais pouvoir te faire croire que je t’aime.»

Cette réponse si imprévue, si étrange, qui n’est amenée par rien, et qui semblait écrite exprès pour moi comme par une espèce de prévision du poète, me fit beaucoup d’effet quand je la prononçai devant Théodore, dont les lèvres divines étaient encore légèrement gonflées par l’expression ironique de la phrase qu’il venait de dire, tandis que ses yeux souriaient avec une inexprimable douceur, et qu’un clair rayon de bienveillance dorait tout le haut de sa jeune et belle figure.

«Moi le croire? il vous est aussi aisé de le persuader à celle qui vous aime, et cependant elle ne conviendra pas aisément qu’elle vous aime, et c’est une des choses sur lesquelles les femmes donnent toujours un démenti à leur conscience; – mais, bien sincèrement, est-ce vous qui accrochez aux arbres tous ces beaux éloges de Rosalinde, et auriez-vous en effet besoin de remède pour votre folie?»

Quand elle est bien assurée que c’est lui, Orlando, et non pas un autre, qui a rimé ces admirables vers qui marchent sur tant de pieds, la belle Rosalinde consent à lui dire quelle est sa recette. Voici en quoi elle consiste: elle a fait semblant d’être la bien-aimée du malade d’amour, qui était obligé de lui faire la cour comme à sa maîtresse véritable, et, pour le dégoûter de sa passion, elle donnait dans les caprices les plus extravagants; tantôt elle pleurait, tantôt elle riait; un jour elle l’accueillait bien, l’autre mal; elle l’égratignait, elle lui crachait au visage; elle n’était pas une seule minute pareille à elle-même; minaudière, volage, prude, langoureuse, elle était cela tour à tour, et tout ce que l’ennui, les vapeurs et les diables bleus peuvent faire naître de fantaisies désordonnées dans la tête creuse d’une petite-maîtresse, il fallait que le pauvre diable le supportât ou l’exécutât. – Un lutin, un singe et un procureur réunis n’eussent pas inventé plus de malices. – Ce traitement miraculeux n’avait pas manqué de produire son effet; – le malade, d’un accès d’amour, était tombé dans un accès de folie, qui lui avait fait prendre tout le monde en horreur, et il avait été finir ses jours dans un réduit vraiment monastique; résultat on ne peut plus satisfaisant, et auquel, du reste, il n’était pas difficile de s’attendre.

Orlando, comme on peut bien le croire, ne se soucie guère de revenir à la santé par un pareil moyen; mais Rosalinde insiste et veut entreprendre cette cure. – Et elle prononça cette phrase: «Je vous guérirais si vous vouliez seulement consentir à m’appeler Rosalinde et à venir tous les jours me rendre vos soins dans ma cabane», avec une intention si marquée et si visible, et en me jetant un regard si étrange, qu’il me fut impossible de ne pas y attacher un sens plus étendu que celui des mots, et de n’y pas voir comme un avertissement indirect de déclarer mes véritables sentiments. – Et quand Orlando lui répondit: «Bien volontiers, aimable jeune homme», elle prononça d’une manière encore plus significative, et comme avec une espèce de dépit de ne pas se faire comprendre, la réplique: «Non, non, il faut que vous m’appeliez Rosalinde.»

Peut-être me suis-je trompé, et ai-je cru voir ce qui n’existait point en effet, mais il m’a semblé que Théodore s’était aperçu de mon amour, quoique assurément je ne lui eusse jamais dit un seul mot, et qu’à travers le voile de ces expressions empruntées, sous ce masque de théâtre, avec ses paroles hermaphrodites, il faisait allusion à son sexe réel et à notre situation réciproque. Il est bien impossible qu’une femme aussi spirituelle qu’elle l’est, et qui a autant de monde qu’elle en a, n’ait pas, dès les commencements, démêlé ce qui se passait dans mon âme: – à défaut de ma langue, mes yeux et mon trouble parlaient suffisamment, et le voile d’ardente amitié que j’avais jeté sur mon amour n’était pas impénétrable à ce point qu’un observateur attentif et intéressé ne le pût facilement traverser – La fille la plus innocente et la moins usagée ne s’y fût pas arrêtée une minute.

Quelque raison importante, et que je ne puis savoir, force sans doute la belle à ce déguisement maudit, qui a été la cause de tous mes tourments, et qui a failli faire de moi un étrange amoureux: sans cela tout aurait été uniquement, facilement, comme une voiture dont les roues sont bien graissées sur une route bien plane et sablée avec du sable fin; j’aurais pu me laisser aller avec une douce sécurité aux rêveries les plus amoureusement vagabondes, et prendre entre mes mains la petite main blanche et soyeuse de ma divinité, sans frissons d’horreur, et sans reculer à vingt pas, comme si j’eusse touché un fer rouge, ou senti les griffes de Belzébuth en personne.

Au lieu de me désespérer et de m’agiter comme un vrai maniaque, de me battre les flancs pour avoir des remords, et de me dolenter de n’en pas avoir, tous les matins, en étendant les bras, je me serais dit avec un sentiment de devoir rempli et de conscience satisfaite: – Je suis amoureux – phrase aussi agréable à se dire le matin, la tête sur un oreiller bien doux, sous une couverture bien chaude, que toute autre phrase de trois mots que l’on pourrait imaginer, – excepté toutefois celle-ci: – J’ai de l’argent.

Après m’être levé, j’aurais été me planter devant ma glace, et là, me regardant avec une sorte de respect, je me serais attendri, tout en peignant mes cheveux, sur ma poétique pâleur, en me promettant bien d’en tirer bon parti, et de la faire convenablement valoir, car rien n’est ignoble comme de faire l’amour avec une trogne écarlate; et, quand on a le malheur d’être rouge et amoureux, choses qui peuvent se rencontrer, je suis d’avis qu’il se faut quotidiennement enfariner la physionomie, ou renoncer à être du bel air et s’en tenir aux Margots et aux Toinons.

Puis j’eusse déjeuné avec componction et gravité pour nourrir ce cher corps, cette précieuse boite de passion, lui composer du suc des viandes et du gibier de bon chyle amoureux, de bon sang vif et chaud, et le maintenir dans un état à faire plaisir aux âmes charitables.