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– N’est-ce pas, Silvio, que je suis un poète et un peintre?

C’est une erreur de croire que tous les gens qui ont passé pour avoir du génie étaient réellement de plus grands hommes que d’autres. On ne sait pas combien les élèves et les peintres obscurs que Raphaël employait dans ses ouvrages ont contribué à sa réputation; il a donné sa signature à l’esprit et aux talents de plusieurs, – voilà tout.

Un grand peintre, un grand écrivain occupent et remplissent à eux seuls tout un siècle: ils n’ont rien de plus pressé que d’entamer à la fois tous les genres, afin que, s’il leur survient quelques rivaux, ils puissent les accuser tout d’abord de plagiat et les arrêter dès leur premier pas dans la carrière; c’est une tactique connue et qui, pour ne pas être nouvelle, n’en réussit pas moins tous les jours.

Il se peut qu’un homme déjà célèbre ait précisément le même genre de talent que vous auriez eu; sous peine de passer pour son imitateur, vous êtes obligé de détourner votre inspiration naturelle et de la faire couler ailleurs. Vous étiez né pour souffler à pleine bouche dans le clairon héroïque, ou pour évoquer les pâles fantômes des temps qui ne sont plus; il faut que vous promeniez vos doigts sur la flûte à sept trous, ou que vous fassiez des nœuds sur un sofa dans le fond de quelque boudoir, le tout parce que monsieur votre père ne s’est pas donné la peine de vous jeter en moule huit ou dix ans plus tôt, et que le monde ne conçoit pas que deux hommes cultivent le même champ.

C’est ainsi que beaucoup de nobles intelligences sont forcées de prendre sciemment une route qui n’est pas la leur, et de côtoyer continuellement leur propre domaine dont elles sont bannies, heureuses encore de jeter un coup d’œil à la dérobée par-dessus la haie, et de voir de l’autre côté s’épanouir au soleil les belles fleurs diaprées qu’elles possèdent en graines et ne peuvent semer faute de terrain.

Pour ce qui est de moi, à part le plus ou moins d’opportunité des circonstances, le plus ou moins d’air et de soleil, une porte qui est restée fermée et qui aurait dû être ouverte, une rencontre manquée, quelqu’un que j’aurais dû connaître et que je n’ai pas connu, je ne sais pas si je serais jamais parvenu à quelque chose.

Je n’ai pas le degré de stupidité nécessaire pour devenir ce que l’on appelle absolument un génie, ni l’entêtement énorme que l’on divinise ensuite sous le beau nom de volonté, quand le grand homme est arrivé au sommet rayonnant de la montagne, et qui est indispensable pour y atteindre; – je sais trop bien comme toutes choses sont creuses et ne contiennent que pourriture, pour m’attacher pendant bien longtemps à aucune et la poursuivre à travers tout ardemment et uniquement.

Chapitre 11

Les hommes de génie sont très bornés…

Les hommes de génie sont très bornés, et c’est pour cela qu’ils sont hommes de génie. Le manque d’intelligence les empêche d’apercevoir les obstacles qui les séparent de l’objet auquel ils veulent arriver; ils vont, et, en deux ou trois enjambées, ils dévorent les espaces intermédiaires. – Comme leur esprit reste obstinément fermé à certains courants, et qu’ils ne perçoivent que les choses qui sont les plus immédiates à leurs projets, ils font une bien moindre dépense de pensée et d’action: rien ne les distrait, rien ne les détourne, ils agissent plutôt par instinct qu’autrement, et plusieurs, tirés de leur sphère spéciale, sont d’une nullité que l’on a peine à comprendre.

Assurément, c’est un don rare et charmant que de bien faire les vers; peu de gens se plaisent plus que moi aux choses de la poésie; – mais cependant je ne veux pas borner et circonscrire ma vie dans les douze pieds d’un alexandrin; il y a mille choses qui m’inquiètent autant qu’un hémistiche: – ce n’est pas l’état de la société et les réformes qu’il faudrait faire; je me soucie assez peu que les paysans sachent lire ou non, et que les hommes mangent du pain ou broutent de l’herbe; mais il me passe par la tête, en une heure, plus de cent mille visions qui n’ont pas le moindre rapport avec la césure ou la rime, et c’est ce qui fait que j’exécute si peu, tout en ayant plus d’idées que certains poètes que l’on pourrait brûler avec leurs propres œuvres.

J’adore la beauté et je la sens; je puis la dire aussi bien que peuvent la comprendre les plus amoureux statuaires, – et je ne fais cependant pas de sculptures. La laideur et l’imperfection de l’ébauche me révoltent; je ne puis attendre que l’œuvre vienne à bien à force de la polir et de la repolir; si je pouvais me résoudre à laisser certaines choses dans ce que je fais, soit en vers, soit en peinture, je finirais peut-être par faire un poème ou un tableau qui me rendrait célèbre, et ceux qui m’aiment (s’il y a quelqu’un au monde qui se donne cette peine) ne seraient pas forcés de me croire sur parole, et auraient une réponse victorieuse aux ricanements sardoniques des détracteurs de ce grand génie ignoré qui est moi.

J’en vois beaucoup qui prennent une palette, des pinceaux et couvrent leur toile, sans se soucier autrement de ce que le caprice fait naître au bout de leur brosse, et d’autres qui écrivent cent vers de suite sans faire une rature et sans lever une seule fois les yeux au plafond. – Je les admire toujours eux-mêmes si quelquefois je n’admire pas leurs productions; j’envie de tout mon cœur cette charmante intrépidité et cet heureux aveuglement qui les empêchent de voir leurs défauts, même les plus palpables. Aussitôt que j’ai dessiné quelque chose de travers, je le vois sur-le-champ et je m’en préoccupe outre mesure; et, comme je suis beaucoup plus savant en théorie qu’en pratique, il arrive très souvent que je ne puis corriger une faute dont j’ai la conscience; alors je tourne la toile le nez contre le mur, et je n’y reviens jamais.

J’ai si présente l’idée de la perfection que le dégoût de mon œuvre me prend tout d’abord et m’empêche de continuer.

Ah! lorsque je compare aux doux sourires de ma pensée la laide moue qu’elle fait sur la toile ou le papier, lorsque je vois passer une affreuse chauve-souris à la place du beau rêve qui ouvrait au sein de mes nuits ses longues ailes de lumière, un chardon pousser sur l’idée d’une rose, et que j’entends braire un âne où j’attendais les plus suaves mélodies du rossignol, je suis si horriblement désappointé, si en colère moi-même, si furieux de mon impuissance qu’il me prend des résolutions de ne plus écrire ni dire un seul mot de ma vie plutôt que de commettre ainsi des crimes de haute trahison contre mes pensées.

Je ne puis même pas parvenir à écrire une lettre comme je le voudrais: je dis souvent tout autre chose; certaines portions prennent un développement démesuré, d’autres se rapetissent à devenir imperceptibles, et très souvent l’idée que j’avais à rendre ne s’y trouve pas ou n’y est qu’en post-scriptum.

En commençant à t’écrire, je n’avais certainement pas l’intention de te dire la moitié de ce que j’ai dit. – Je voulais simplement te faire savoir que nous allions jouer la comédie; mais un mot amène une phrase; les parenthèses sont grosses d’autres petites parenthèses qui, elles-mêmes, en ont d’autres dans le ventre toutes prêtes à accoucher. Il n’y a pas de raison pour que cela finisse et n’aille jusqu’à deux cents volumes in-folio, – ce qui serait trop assurément.