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Et, moi, dans l’unité sinistre de la nuit.

Marine-Terrace, décembre 1854.

XVI. Lueur au couchant

Lorsque j’étais en France, et que le peuple en fête

Répandait dans Paris sa grande joie honnête,

Si c’était un des jours glorieux et vainqueurs

Où les fiers souvenirs, désaltérant les cœurs,

S’offrent à notre soif comme de larges coupes,

J’allais errer tout seul parmi les riants groupes,

Ne parlant à personne et pourtant calme et doux,

Trouvant ainsi moyen d’être un et d’être tous,

Et d’accorder en moi, pour une double étude,

L’amour du peuple avec mon goût de solitude.

Rêveur, j’étais heureux; muet, j’étais présent.

Parfois je m’asseyais un livre en main, lisant.

Virgile, Horace, Eschyle, ou bien Dante, leur frère;

Puis je m’interrompais, et, me laissant distraire

Des poëtes par toi, poésie, et content,

Je savourais l’azur, le soleil éclatant,

Paris, les seuils sacrés, et la Seine qui coule,

Et cette auguste paix qui sortait de la foule.

Dès lors pourtant des voix murmuraient: Anankè.

Je passais; et partout, sur le pont, sur le quai,

Et jusque dans les champs, étincelait le rire,

Haillon d’or que la joie en bondissant déchire.

Le Panthéon brillait comme une vision.

La gaîté d’une altière et libre nation

Dansait sous le ciel bleu dans les places publiques;

Un rayon qui semblait venir des temps bibliques

Illuminait Paris calme et patriarcal;

Ce lion dont l’œil met en fuite le chacal,

Le peuple des faubourgs se promenait tranquille.

Le soir, je revenais; et dans toute la ville,

Les passants, éclatant en strophes, en refrains,

Ayant leurs doux instincts de liberté pour freins,

Du Louvre au Champ-de-Mars, de Chaillot à la Grève,

Fourmillaient; et, pendant que mon esprit, qui rêve

Dans la sereine nuit des penseurs étoilés,

Et dresse ses rameaux à leurs lueurs mêlés,

S’ouvrait à tous ces cris charmants comme l’aurore,

À toute cette ivresse innocente et sonore,

Paisibles, se penchant, noirs et tout semés d’yeux,

Sous le ciel constellé, sur le peuple joyeux,

Les grands arbres pensifs des vieux Champs-Élysées,

Pleins d’astres, consentaient à s’emplir de fusées.

Et j’allais, et mon cœur chantait; et les enfants

Embarrassaient mes pas de leurs jeux triomphants,

Où s’épanouissaient les mères de famille;

Le frère avec la sœur, le père avec la fille,

Causaient; je contemplais tous ces hauts monuments

Qui semblent au songeur rayonnants ou fumants,

Et qui font de Paris la deuxième des Romes;

J’entendais près de moi rire les jeunes hommes

Et les graves vieillards dire: «Je me souviens.»

Ô patrie! ô concorde entre les citoyens!

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVII. Mugitusque Boum

Mugissement des bœufs, au temps du doux Virgile,

Comme aujourd’hui, le soir, quand fuit la nuit agile,

Ou, le matin, quand l’aube aux champs extasiés

Verse à flots la rosée et le jour, vous disiez:

«Mûrissez, blés mouvants! prés, emplissez-vous d’herbes!

«Que la terre, agitant son panache de gerbes,

«Chante dans l’onde d’or d’une riche moisson!

«Vis, bête; vis, caillou; vis, homme; vis, buisson;

«À l’heure où le soleil se couche, où l’herbe est pleine

«Des grands fantômes noirs des arbres de la plaine

«Jusqu’aux lointains coteaux rampant et grandissant,

«Quand le brun laboureur des collines descend

«Et retourne à son toit d’où sort une fumée,

«Que la soif de revoir sa femme bien-aimée

«Et l’enfant qu’en ses bras hier il réchauffait,

«Que ce désir, croissant à chaque pas qu’il fait,

«Imite dans son cœur l’allongement de l’ombre!

«Êtres! choses! vivez! sans peur, sans deuil, sans nombre!

«Que tout s’épanouisse en sourire vermeil!

«Que l’homme ait le repos et le bœuf le sommeil!

«Vivez! croissez! semez le grain à l’aventure!

«Qu’on sent frissonner dans toute la nature,

«Sous la feuille des nids, au seuil blanc des maisons,

«Dans l’obscur tremblement des profonds horizons,

«Un vaste emportement d’aimer, dans l’herbe verte,

«Dans l’antre, dans l’étang, dans la clairière ouverte,

«D’aimer sans fin, d’aimer toujours, d’aimer encor,

«Sous la sérénité des sombres astres d’or!

«Faites tressaillir l’air, le flot, l’aile, la bouche,

«Ô palpitations du grand amour farouche!

«Qu’on sente le baiser de l’être illimité!

«Et, paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,

«Ô fruits divins, tombez des branches éternelles!»

Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles;

Et Virgile écoutait comme j’écoute, et l’eau

Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau

Le vent, et le rocher l’écume, et le ciel sombre

L’homme… Ô nature! abîme! immensité de l’ombre!

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVIII. Apparition

Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête;

Son vol éblouissant apaisait la tempête,

Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.

– Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit?

Lui dis-je. Il répondit: – Je viens prendre ton âme.

Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme;

Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras:

– Que me restera-t-il? car tu t’envoleras.

Il ne répondit pas; le ciel que l’ombre assiège

S’éteignait… – Si tu prends mon âme, m’écriai-je,

Où l’emporteras-tu? montre-moi dans quel lieu.

Il se taisait toujours. – Ô passant du ciel bleu,

Es-tu la mort? lui dis-je, ou bien es-tu la vie?

Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,

Et l’ange devint noir, et dit: – Je suis l’amour.

Mais son front sombre était plus charmant que le jour,

Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,

Les astres à travers les plumes de ses ailes.

Jersey, septembre 1855.

XIX. Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle

Oui, c’est une heure solennelle!

Mon esprit en ce jour serein

Croit qu’un peu de gloire éternelle

Se mêle au bruit contemporain,

Puisque, dans mon humble retraite,

Je ramasse, sans me courber,

Ce qu’y laisse choir le poëte,

Ce que l’aigle y laisse tomber!

Puisque sur ma tête fidèle

Ils ont jeté, couple vainqueur,

L’un, une plume de son aile,

L’autre, une strophe de son cœur!

Oh! soyez donc les bienvenues,

Plume! strophe! envoi glorieux!

Vous avez erré dans les nues,

Vous avez plané dans les cieux!

11 décembre.

XX. Cérigo

I

Tout homme qui vieillit est ce roc solitaire

Et triste, Cérigo, qui fut jadis Cythère,

Cythère aux nids charmants, Cythère aux myrtes verts,

La conque de Cypris sacrée au sein des mers.

La vie auguste, goutte à goutte, heure par heure,

S’épand sur ce qui passe et sur ce qui demeure;

Là-bas, la Grèce brille agonisante, et l’œil

S’emplit en la voyant de lumière et de deuil;

La terre luit; la nue est de l’encens qui fume;

Des vols d’oiseaux de mer se mêlent à l’écume;

L’azur frissonne; l’eau palpite; et les rumeurs

Sortent des vents, des flots, des barques, des rameurs;

Au loin court quelque voile hellène ou candiote.

Cythère est là, lugubre, épuisée, idiote,

Tête de mort du rêve amour, et crâne nu

Du plaisir, ce chanteur masqué, spectre inconnu.

C’est toi? qu’as-tu donc fait de ta blanche tunique?

Cache ta gorge impure et ta laideur cynique,