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Faite de tant d’oubli!

Oh! qu’est-ce que le sort a fait de tout ce rêve?

Où donc a-t-il jeté l’humble cœur qui s’élève,

Le foyer réchauffant,

Ô Louise, et la vierge, et le vieillard prospère,

Et tous ces vœux profonds, de moi pour votre père,

De vous pour mon enfant!

Où sont-ils, les amis de ce temps que j’adore?

Ceux qu’a pris l’ombre, et ceux qui ne sont pas encore

Tombés au flot sans bords;

Eux, les évanouis, qu’un autre ciel réclame,

Et vous, les demeurés, qui vivez dans mon âme,

Mais pas plus que les morts!

Quelquefois, je voyais, de la colline en face,

Mes quatre enfants jouer, tableau que rien n’efface!

Et j’entendais leurs chants;

Ému, je contemplais ces aubes de moi-même

Qui se levaient là-bas dans la douceur suprême

Des vallons et des champs!

Ils couraient, s’appelaient dans les fleurs; et les femmes

Se mêlaient à leurs jeux comme de blanches âmes;

Et tu riais, Armand!

Et, dans l’hymen obscur qui sans fin se consomme,

La nature sentait que ce qui sort de l’homme

Est divin et charmant!

Où sont-ils? Mère, frère, à son tour chacun sombre.

Je saigne et vous saignez. Mêmes douleurs! même ombre!

Ô jours trop tôt décrus!

Ils vont se marier; faites venir un prêtre;

Qu’il revienne! ils sont morts. Et, le temps d’apparaître,

Les voilà disparus!

Nous vivons tous penchés sur un océan triste.

L’onde est sombre. Qui donc survit? qui donc existe?

Ce bruit sourd, c’est le glas.

Chaque flot est une âme; et tout fuit. Rien ne brille.

Un sanglot dit: Mon père! un sanglot dit: Ma fille!

Un sanglot dit: Hélas!

Marine-Terrace, juin 1855.

VI. À vous qui êtes là

Vous, qui l’avez suivi dans sa blême vallée,

Au bord de cette mer d’écueils noirs constellée,

Sous la pâle nuée éternelle qui sort

Des flots, de l’horizon, de l’orage et du sort;

Vous qui l’avez suivi dans cette Thébaïde,

Sur cette grève nue, aigre, isolée et vide,

Où l’on ne voit qu’espace âpre et silencieux,

Solitude sur terre et solitude aux cieux;

Vous qui l’avez suivi dans ce brouillard qu’épanche

Sur le roc, sur la vague et sur l’écume blanche,

La profonde tempête aux souffles inconnus,

Recevez, dans la nuit où vous êtes venus,

Ô chers êtres! cœurs vrais, lierres de ses décombres,

La bénédiction de tous ces déserts sombres!

Ces désolations vous aiment; ces horreurs,

Ces brisants, cette mer où les vents laboureurs

Tirent sans fin le soc monstrueux des nuages,

Ces houles revenant comme de grands rouages,

Vous aiment; ces exils sont joyeux de vous voir;

Recevez la caresse immense du lieu noir!

Ô forçats de l’amour! ô compagnons, compagnes,

Qui l’aidez à traîner son boulet dans ces bagnes,

Ô groupe indestructible et fidèle entre tous

D’âmes et de bons cœurs et d’esprits fiers et doux,

Mère, fille, et vous, fils, vous ami, vous encore,

Recevez le soupir du soir vague et sonore,

Recevez le sourire et les pleurs du matin,

Recevez la chanson des mers, l’adieu lointain

Du pauvre mât penché parmi les lames brunes!

Soyez les bienvenus pour l’âpre fleur des dunes,

Et pour l’aigle qui fuit les hommes importuns,

Âmes, et que les champs vous rendent vos parfums,

Et que, votre clarté, les astres vous la rendent!

Et qu’en vous admirant, les vastes flots demandent:

Qu’est-ce donc que ces cœurs qui n’ont pas de reflux!

Ô tendres survivants de tout ce qui n’est plus!

Rayonnements masquant la grande éclipse à l’âme!

Sourires éclairant, comme une douce flamme,

L’abîme qui se fait, hélas! dans le songeur!

Gaîtés saintes chassant le souvenir rongeur!

Quand le proscrit saignant se tourne, âme meurtrie

Vers l’horizon, et crie en pleurant: «La patrie!»

La famille, mensonge auguste, dit: «C’est moi!»

Oh! suivre hors du jour, suivre hors de la loi,

Hors du monde, au delà de la dernière porte,

L’être mystérieux qu’un vent fatal emporte,

C’est beau. C’est beau de suivre un exilé! le jour

Où ce banni sortit de France, plein d’amour

Et d’angoisse, au moment de quitter cette mère,

Il s’arrêta longtemps sur la limite amère;

Il voyait, de sa course à venir déjà las,

Que dans l’œil des passants il n’était plus, hélas!

Qu’une ombre, et qu’il allait entrer au sourd royaume

Où l’homme qui s’en va flotte et devient fantôme;

Il disait aux ruisseaux: «Retiendrez-vous mon nom,

Ruisseaux?» Et les ruisseaux coulaient en disant: «Non.»

Il disait aux oiseaux de France: «Je vous quitte,

Doux oiseaux; je m’en vais aux lieux où l’on meurt vite,

Au noir pays d’exil où le ciel est étroit;

Vous viendrez, n’est-ce pas, vous nicher dans mon toit?»

Et les oiseaux fuyaient au fond des brumes grises.

Il disait aux forêts: «M’enverrez-vous vos brises?»

Les arbres lui faisaient des signes de refus.

Car le proscrit est seul; la foule aux pas confus

Ne comprend que plus tard, d’un rayon éclairée,

Cet habitant du gouffre et de l’ombre sacrée.

Marine-Terrace, janvier 1855.

VII .

Pour l’erreur, éclairer, c’est apostasier.

Aujourd’hui ne naît pas impunément d’hier.

L’aube sort de la nuit, qui la déclare ingrate.

Anitus criait: «Mort à l’apostat Socrate!»

Caïphe disait: «Mort au renégat Jésus!»

Courbant son front pendant que l’on crache dessus,

Galilée, apostat à la terre immobile,

Songe et la sent frémir sous son genou débile.

Destin! sinistre éclat de rire! En vérité,

J’admire, ô cieux profonds! que ç’ait toujours été

La volonté de Dieu qu’en ce monde où nous sommes

On donnât sa pensée et son labeur aux hommes,

Ses entrailles, ses jours et ses nuits, sa sueur,

Son sommeil, ce qu’on a dans les yeux de lueur,

Et son cœur et son âme, et tout ce qu’on en tire,

Sans reculer devant n’importe quel martyre,

Et qu’on se répandît, et qu’on se prodiguât,

Pour être au fond du gouffre appelé renégat!

Marine-Terrace, novembre 1854.

VIII. À Jules J.

Je dormais en effet, et tu me réveillas.

Je te criai: «Salut!» et tu me dis: «Hélas!»

Et cet instant fut doux, et nous nous embrassâmes;

Nous mêlâmes tes pleurs, mon sourire et nos âmes.

Ces temps sont déjà loin; où donc alors roulait

Ma vie? et ce destin sévère qui me plaît,

Qu’est-ce donc qu’il faisait de cette feuille morte

Que je suis, et qu’un vent pousse, et qu’un vent remporte?

J’habitais au milieu des hauts pignons flamands;

Tout le jour, dans l’azur, sur les vieux toits fumants,

Je regardais voler les grands nuages ivres;

Tandis que je songeais, le coude sur mes livres,

De moments en moments, ce noir passant ailé,

Le temps, ce sourd tonnerre à nos rumeurs mêlé,

D’où les heures s’en vont en sombres étincelles,

Ébranlait sur mon front le beffroi de Bruxelles.

Tout ce qui peut tenter un cœur ambitieux

Était là, devant moi, sur terre et dans les cieux;

Sous mes yeux, dans l’austère et gigantesque place,

J’avais les quatre points cardinaux de l’espace,

Qui font songer à l’aigle, à l’astre, au flot, au mont,

Et les quatre pavés de l’échafaud d’Egmont.

Aujourd’hui, dans une île, en butte aux eaux sans nombre,

Où l’on ne me voit plus, tant j’y suis couvert d’ombre,

Au milieu de la vaste aventure des flots,

Des rocs, des mers, brisant barques et matelots,

Debout, échevelé sur le cap ou le môle

Par le souffle qui sort de la bouche du pôle,