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LIVRE CINQUIÈME. EN MARCHE

I. À Aug. V.

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.

Cœur fier, qui du destin relèves les défis,

Suis à côté de moi la voie inexorable.

Que ta mère au front gris soit ma sœur vénérable!

Ton frère dort couché dans le sépulcre noir;

Nous, dans la nuit du sort, dans l’ombre du devoir,

Marchons à la clarté qui sort de cette pierre.

Qu’il dorme, voyant l’aube à travers sa paupière!

Un jour, quand on lira nos temps mystérieux,

Les songeurs attendris promèneront leurs yeux

De toi, le dévouement, à lui, le sacrifice.

Nous habitons du sphinx le lugubre édifice;

Nous sommes, cœurs liés au morne piédestal,

Tous la fatale énigme et tous le mot fatal.

Ah! famille! ah! douleur! ô sœur! ô mère! ô veuve!

Ô sombres lieux, qu’emplit le murmure du fleuve!

Chaste tombe jumelle au pied du coteau vert!

Poëte, quand mon sort s’est brusquement ouvert,

Tu n’as pas reculé devant les noires portes,

Et, sans pâlir, avec le flambeau que tu portes,

Tes chants, ton avenir que l’absence interrompt,

Et le frémissement lumineux de ton front,

Trouvant la chute belle et le malheur propice,

Calme, tu t’es jeté dans le grand précipice!

Hélas! c’est par les deuils que nous nous enchaînons.

Ô frères, que vos noms soient mêlés à nos noms!

Dieu vous fait des rayons de toutes nos ténèbres.

Car vous êtes entrés sous nos voûtes funèbres;

Car vous avez été tous deux vaillants et doux;

Car vous avez tous deux, vous rapprochant de nous

À l’heure où vers nos fronts roulait le gouffre d’ombre,

Accepté notre sort dans ce qu’il a de sombre,

Et suivi, dédaignant l’abîme et le péril,

Lui, la fille au tombeau, toi, le père à l’exil!

Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.

II. Au fils d’un poëte

Enfant, laisse aux mers inquiètes

Le naufragé, tribun ou roi;

Laisse s’en aller les poëtes!

La poésie est près de toi.

Elle t’échauffe, elle t’inspire,

Ô cher enfant, doux alcyon,

Car ta mère en est le sourire,

Et ton père en est le rayon.

Les yeux en pleurs, tu me demandes

Où je vais, et pourquoi je pars.

Je n’en sais rien; les mers sont grandes;

L’exil s’ouvre de toutes parts.

Ce que Dieu nous donne, il nous l’ôte.

Adieu, patrie! adieu, Sion!

Le proscrit n’est pas même un hôte,

Enfant, c’est une vision.

Il entre, il s’assied, puis se lève,

Reprend son bâton et s’en va.

Sa vie erre de grève en grève

Sous le souffle de Jéhovah.

Il fuit sur les vagues profondes,

Sans repos, toujours en avant.

Qu’importe ce qu’en font les ondes!

Qu’importe ce qu’en fait le vent!

Garde, enfant, dans ta jeune tête

Ce souvenir mystérieux,

Tu l’as vu dans une tempête

Passer comme l’éclair des cieux.

Son âme aux chocs habituée

Traversait l’orage et le bruit.

D’où sortait-il? De la nuée.

Où s’enfonçait-il? Dans la nuit.

Bruxelles, juillet 1852.

III. Écrit en 1846

«… Je vous ai vu enfant, monsieur, chez votre respectable mère, et nous sommes même un peu parents, je crois. J’ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, Louis XVII… Dès 1827, dans votre ode dite À la colonne, vous désertiez les saines doctrines, vous abjuriez la légitimité; la faction libérale battait des mains à votre apostasie. J’en gémissais… Vous êtes aujourd’hui, monsieur, en démagogie pure, en plein jacobinisme. Votre discours d’anarchiste sur les affaires de Galicie est plus digne du tréteau d’une Convention que de la tribune d’une chambre des pairs. Vous en êtes à la carmagnole… Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est donc votre ambition? Depuis ces beaux jours de votre adolescence monarchique, qu’avez-vous fait? où allez-vous?…»

(Le marquis du C. d’E… – Lettre à Victor Hugo, Paris, 1846.)

I

Marquis, je m’en souviens, vous veniez chez ma mère.

Vous me faisiez parfois réciter ma grammaire;

Vous m’apportiez toujours quelque bonbon exquis;

Et nous étions cousins quand on était marquis.

Vous étiez vieux, j’étais enfant; contre vos jambes

Vous me preniez, et puis, entre deux dithyrambes

En l’honneur de Coblentz et des rois, vous contiez

Quelque histoire de loups, de peuples châtiés,

D’ogres, de jacobins, authentique et formelle,

Que j’avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,

Et que je dévorais de fort bon appétit

Quand j’étais royaliste et quand j’étais petit.

J’étais un doux enfant, le grain d’honnête homme.

Quand, plein d’illusions, crédule, simple, en somme,

Droit et pur, mes deux yeux sur l’idéal ouverts,

Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers,

Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve,

Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve;

Mais vous disiez: «Pas mal! bien! c’est quelqu’un qui naît!»

Et, souvenir sacré! ma mère rayonnait.

Je me rappelle encor de quel accent ma mère

Vous disait: «Bonjour.» Aube! avril! joie éphémère!

Où donc est ce sourire? où donc est cette voix?

Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois,

Ô baisers d’une mère! aujourd’hui, mon front sombre,

Le même front, est là, pensif, avec de l’ombre,

Et les baisers de moins et les rides de plus!

Vous aviez de l’esprit, marquis. Flux et reflux,

Heur, malheur, vous avaient laissé l’âme assez nette;

Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,

Émigré, vous aviez, dans ce temps incertain,

Bien supporté le chaud et le froid du destin.

Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire.

Pigault-Lebrun allait à votre goût austère,

Mais Diderot était digne du pilori.

Vous détestiez, c’est vrai, madame Dubarry,

Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée.

Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,

Ne s’étonnait de voir, douce femme rêvant,

Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent,

Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes,

Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes,

Vous ne preniez souci des manants qu’on abat

Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât.

Avant quatre-vingt-neuf, galant incendiaire,

Vous portiez votre épée en quart de civadière;

La poudre blanchissait votre dos de velours;

Vous marchiez sur le peuple à pas légers – et lourds.

Quoique les vieux abus n’eussent rien qui vous blesse,

Jeune, vous aviez eu, vous, toute la noblesse,

Montmorency, Choiseul, Noaille, esprits charmants,

Avec la royauté des querelles d’amants;

Brouilles, roucoulements; Bérénice avec Tite.

La Révolution vous plut toute petite;

Vous emboîtiez le pas derrière Talleyrand;

Le monstre vous sembla d’abord fort transparent,

Et vous l’aviez tenu sur les fonts de baptême.

Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né: Je t’aime!

Ligue ou Fronde, remède au déficit, protêt,

Vous ne saviez pas trop au fond ce que c’était;

Mais vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette

Fit à Léviathan sa première layette.

Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau.

Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.

Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille,

Paris de sa poitrine arrachant la Bastille,

Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots,

Et ce grand peuple, ainsi qu’un spectre des tombeaux,

Sortant, tout effaré, de son antique opprobre,

Et le vingt juin, le dix août, le six octobre,