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XXVIII. Le poëte

Shakspeare songe; loin du Versaille éclatant,

Des buis taillés, des ifs peignés, où l’on entend

Gémir la tragédie éplorée et prolixe,

Il contemple la foule avec son regard fixe,

Et toute la forêt frissonne devant lui.

Pâle, il marche, au dedans de lui-même ébloui;

Il va, farouche, fauve, et, comme une crinière,

Secouant sur sa tête un haillon de lumière.

Son crâne transparent est plein d’âmes, de corps,

De rêves, dont on voit la lueur du dehors;

Le monde tout entier passe à travers son crible;

Il tient toute la vie en son poignet terrible;

Il fait sortir de l’homme un sanglot surhumain.

Dans ce génie étrange où l’on perd son chemin,

Comme dans une mer, notre esprit parfois sombre,

Nous sentons, frémissants, dans son théâtre sombre,

Passer sur nous le vent de sa bouche soufflant,

Et ses doigts nous ouvrir et nous fouiller le flanc.

Jamais il ne recule; il est géant; il dompte

Richard-Trois, léopard, Caliban, mastodonte;

L’idéal est le vin que verse ce Bacchus.

Les sujets monstrueux qu’il a pris et vaincus

Râlent autour de lui, splendides ou difformes;

Il étreint Lear, Brutus, Hamlet, êtres énormes,

Capulet, Montaigu, César, et, tour à tour,

Les stryges dans le bois, le spectre sur la tour;

Et, même après Eschyle, effarant Melpomène,

Sinistre, ayant aux mains des lambeaux d’âme humaine,

De la chair d’Othello, des restes de Macbeth,

Dans son œuvre, du drame effrayant alphabet,

Il se repose; ainsi le noir lion des jongles

S’endort dans l’antre immense avec du sang aux ongles.

Paris, avril 1835.

XXIX. La nature

La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre;

C’est l’hiver; nous avons bien froid. Veux-tu, bon arbre,

Être dans mon foyer la bûche de Noël?

– Bois, je viens de la terre, et, feu, je monte au ciel.

Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme, femme,

Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme.

Aimez, vivez. – Veux-tu, bon arbre, être timon

De charrue? – Oui, je veux creuser le noir limon,

Et tirer l’épi d’or de la terre profonde.

Quand le soc a passé, la plaine devient blonde,

La paix aux doux yeux sort du sillon entr’ouvert.

Et l’aube en pleurs sourit. – Veux-tu, bel arbre vert.

Arbre du hallier sombre où le chevreuil s’échappe,

De la maison de l’homme être le pilier? – Frappe.

Je puis porter les toits, ayant porté les nids.

Ta demeure est sacrée, homme, et je la bénis;

Là, dans l’ombre et l’amour, pensif, tu te recueilles;

Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles.

– Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau?

– Frappe, bon charpentier. Je veux bien être oiseau.

Le navire est pour moi, dans l’immense mystère,

Ce qu’est pour vous la tombe; il m’arrache à la terre,

Et, frissonnant, m’emporte à travers l’infini.

J’irai voir ces grands cieux d’où l’hiver est banni,

Et dont plus d’un essaim me parle à son passage.

Pas plus que le tombeau n’épouvante le sage,

Le profond Océan, d’obscurité vêtu,

Ne m’épouvante point: oui, frappe. – Arbre, veux-tu

Être gibet? – Silence, homme! va-t’en, cognée!

J’appartiens à la vie, à la vie indignée!

Va-t’en, bourreau! va-t’en, juge! fuyez, démons!

Je suis l’arbre des bois, je suis l’arbre des monts;

Je porte les fruits mûrs, j’abrite les pervenches;

Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches!

Arrière! hommes, tuez! ouvriers du trépas,

Soyez sanglants, mauvais, durs; mais ne venez pas,

Ne venez pas, traînant des cordes et des chaînes,

Vous chercher un complice au milieu des grands chênes!

Ne faites pas servir à vos crimes, vivants,

L’arbre mystérieux à qui parlent les vents!

Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres.

Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres.

Allez-vous-en! laissez l’arbre dans ses déserts.

À vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts,

Accouplez l’échafaud et le supplice: faites.

Soit. Vivez et tuez. Tuez, entre deux fêtes,

Le malheureux, chargé de fautes et de maux;

Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux!

Janvier 1843.

XXX. Magnitudo parvi

I

Le jour mourait; j’étais près des mers, sur la grève.

Je tenais par la main ma fille, enfant qui rêve,

Jeune esprit qui se tait!

La terre, s’inclinant comme un vaisseau qui sombre,

En tournant dans l’espace allait plongeant dans l’ombre;

La pâle nuit montait.

La pâle nuit levait son front dans les nuées;

Les choses s’effaçaient, blêmes, diminuées,

Sans forme et sans couleur;

Quand il monte de l’ombre, il tombe de la cendre;

On sentait à la fois la tristesse descendre

Et monter la douleur.

Ceux dont les yeux pensifs contemplent la nature

Voyaient l’urne d’en haut, vague rondeur obscure,

Se pencher dans les cieux,

Et verser sur les monts, sur les campagnes blondes,

Et sur les flots confus pleins de rumeurs profondes,

Le soir silencieux!

Les nuages rampaient le long des promontoires;

Mon âme, où se mêlaient ces ombres et ces gloires,

Sentait confusément

De tout cet océan, de toute cette terre,

Sortir sous l’œil de Dieu je ne sais quoi d’austère,

D’auguste et de charmant!

J’avais à mes côtés ma fille bien-aimée.

La nuit se répandait ainsi qu’une fumée.

Rêveur, ô Jéhovah,

Je regardais en moi, les paupières baissées,

Cette ombre qui se fait aussi dans nos pensées

Quand ton soleil s’en va!

Soudain l’enfant bénie, ange au regard de femme,

Dont je tenais la main et qui tenait mon âme,

Me parla, douce voix!

Et, me montrant l’eau sombre et la rive âpre et brune,

Et deux points lumineux qui tremblaient sur la dune:

– Père, dit-elle, vois,

Vois donc, là-bas, où l’ombre aux flancs des coteaux rampe,

Ces feux jumeaux briller comme une double lampe

Qui remuerait au vent!

Quels sont ces deux foyers qu’au loin la brume voile?

– L’un est un feu de pâtre et l’autre est une étoile;

Deux mondes, mon enfant!

II

Deux mondes! – l’un est dans l’espace,

Dans les ténèbres de l’azur,

Dans l’étendue où tout s’efface,

Radieux gouffre! abîme obscur!

Enfant, comme deux hirondelles,

Oh! si tous deux, âmes fidèles,

Nous pouvions fuir à tire-d’ailes,

Et plonger dans cette épaisseur

D’où la création découle,

Où flotte, vit, meurt, brille et roule

L’astre imperceptible à la foule,

Incommensurable au penseur;

Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes,

Si nous pouvions passer les bleus septentrions,

Si nous pouvions atteindre au fond des cieux sans bornes

Jusqu’à ce qu’à la fin, éperdus, nous voyions,

Comme un navire en mer croît, monte, et semble éclore,

Cette petite étoile, atome de phosphore,

Devenir par degrés un monstre de rayons;

S’il nous était donné de faire

Ce voyage démesuré,

Et de voler, de sphère en sphère,

À ce grand soleil ignoré;

Si, par un archange qui l’aime,

L’homme aveugle, frémissant, blême,

Dans les profondeurs du problème,

Vivant, pouvait être introduit;

Si nous pouvions fuir notre centre,

Et, forçant l’ombre où Dieu seul entre,

Aller voir de près dans leur antre

Ces énormités de la nuit;