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III

18 septembre.

Ce matin, dimanche, je suis allée à la messe.

J’ai déjà déclaré que, sans être dévote, j’avais tout de même de la religion… On aura beau dire et beau faire, la religion c’est toujours la religion. Les riches peuvent peut-être s’en passer, mais elle est nécessaire aux gens comme nous… Je sais bien qu’il y a des particuliers qui s’en servent d’une drôle de façon, que beaucoup de curés et de bonnes sœurs ne lui font pas honneur… Il n’importe. Quand on est malheureuse – et, dans le métier, on l’est beaucoup plus qu’à son tour – il n’y a encore que ça pour endormir vos peines… que ça… et l’amour… Oui, mais l’amour, c’est un autre genre de consolation… Aussi, même dans les maisons impies, je ne manquais jamais la messe. D’abord, la messe, c’est une sortie, une distraction, du temps gagné sur les ennuis quotidiens de la baraque… C’est surtout des camarades qu’on rencontre, des histoires qu’on apprend, des occasions de faire connaissance… Ah! si j’avais voulu, à la sortie de la chapelle des Assomptionnistes, écouter de vieux messieurs très bien qui m’en chuchotaient, à l’oreille, de drôles de psaumes, je ne serais peut-être pas ici, aujourd’hui!…

Aujourd’hui, le temps s’est remis. Il fait un beau soleil, un de ces soleils brumeux qui rendent la marche agréable, et moins lourdes, les tristesses… Je ne sais pourquoi, sous l’influence de cette matinée bleu et or, j’ai dans le cœur presque de la gaieté…

Nous sommes à quinze cents mètres de l’église. Le chemin est gentil qui y conduit… une petite sente, ondulant entre des haies… Au printemps, il doit y avoir tout plein de fleurs, des cerisiers sauvages et des épines blanches qui sentent si bon… Moi, j’aime les épines blanches… Elles me rappellent des choses, quand j’étais petite fille… À part ça, la campagne est comme toutes les campagnes… elle n’a rien d’épatant. C’est une vallée très large, et puis, là-bas, au bout de la vallée, des coteaux. Dans la vallée, il y a une rivière; sur les coteaux, il y a une forêt… tout cela couvert d’un voile de brume, transparente et dorée, qui cache trop à mon gré le paysage.

C’est drôle, je garde ma fidélité à la nature bretonne… Je l’ai dans le sang. Aucune ne me paraît aussi belle, aucune ne me parle mieux à l’âme. Même au milieu des plus riches, des plus grasses campagnes normandes, j’ai la nostalgie de la lande, et de cette mer tragique et splendide où je suis née… Et ce souvenir brusquement évoqué met un nuage de mélancolie dans la gaîté de ce joli matin.

En chemin, je rencontre des femmes et des femmes… Un paroissien sous le bras, elles vont aussi, comme moi, à la messe: cuisinières, femmes de chambre et de basse-cour, épaisses, lourdaudes et marchant avec des lenteurs, des dandinements de bêtes. Ce qu’elles sont drôlement torchées, dans leurs costumes de fêtes… des paquets!… Elles sentent le pays à plein nez, et l’on voit bien qu’elles n’ont point servi à Paris… Elles me regardent avec curiosité, une curiosité défiante et sympathique, à la fois… Elles détaillent, en les enviant, mon chapeau, ma robe collante, ma petite jaquette beige et mon parapluie roulé dans son fourreau de soie verte. Ma toilette de dame les étonne, et surtout, je crois, la façon coquette et pimpante que j’ai de la porter. Elles se poussent du coude, ont des yeux énormes, des bouches démesurément ouvertes, pour se montrer mon luxe et mon chic. Et je vais, me trémoussant, leste et légère, la bottine pointue, et relevant d’un geste hardi ma robe qui, sur les jupons de dessous, fait un bruit de soie froissée… Qu’est-ce que vous voulez?… Moi je suis contente qu’on m’admire.

En passant près de moi, j’entends qu’elles se disent, dans un chuchotement:

– C’est la nouvelle du Prieuré…

L’une d’elles, courte, grosse, rougeaude, asthmatique et qui semble porter péniblement un immense ventre sur des jambes écartées en tréteau, sans doute pour le mieux caler, m’aborde en souriant, d’un sourire épais, visqueux, sur des lèvres de vieille licheuse.

– C’est vous, la nouvelle femme de chambre du Prieuré?… Vous vous appelez Célestine?… Vous êtes arrivée de Paris, il y a quatre jours?…

Elle sait tout déjà… elle est au courant de tout, aussi bien que moi-même. Et rien ne m’amuse, sur ce corps pansu, sur cette outre ambulante, comme ce chapeau mousquetaire, un large chapeau de feutre noir, dont les plumes se balancent dans la brise.

Elle continue:

– Moi, je m’appelle Rose… mam’zelle Rose… Je suis chez M. Mauger… à côté de chez vous… un ancien capitaine… Vous l’avez peut-être déjà vu?

– Non, Mademoiselle…

– Vous auriez pu le voir, par-dessus la haie qui sépare les deux propriétés… Il est toujours dans le jardin, en train de jardiner. C’est encore un bel homme, vous savez!…

Nous marchons plus lentement, car mam’zelle Rose manque d’étouffer. Elle siffle de la gorge comme une bête fourbue… À chaque respiration, sa poitrine s’enfle et retombe, pour s’enfler encore… Elle dit, en hachant ses mots:

– J’ai ma crise… Oh, ce que le monde souffre aujourd’hui… c’est incroyable!

Puis, entre des sifflements et des hoquets, elle m’encourage:

– Il faudra venir me voir, ma petite… Si vous avez besoin de quelque chose… d’un bon conseil, de n’importe quoi… ne vous gênez pas… J’aime les jeunesses, moi… On prendra un petit verre de noyau, en causant… Beaucoup de ces demoiselles viennent chez nous…

Elle s’arrête un instant, reprend haleine, et d’une voix plus basse, sur un ton confidentiel:

– Et tenez, mademoiselle Célestine… si vous voulez vous faire adresser votre correspondance chez nous?… Ce serait plus prudent… Un bon conseil que je vous donne… Mme Lanlaire lit les lettres… toutes les lettres… Même qu’une fois, elle a bien failli être condamnée par le juge de paix… Je vous le répète… Ne vous gênez pas.

Je la remercie et nous continuons de marcher… Bien que son corps tangue et roule, comme un vieux bateau sur une forte mer, Mlle Rose semble, maintenant, respirer avec plus de facilité… Et nous allons, potinant:

– Ah! vous en trouverez du changement ici, bien sûr… D’abord, ma petite, au Prieuré, on ne garde pas une seule femme de chambre… c’est réglé… Quand ce n’est pas Madame qui les renvoie, c’est Monsieur qui les engrosse… Un homme terrible, M. Lanlaire… Les jolies, les laides, les jeunes, les vieilles… et, à chaque coup, un enfant!… Ah! on la connaît, la maison, allez… Et tout le monde vous dira ce que je vous dis… On est mal nourri… on n’a pas de liberté… on est accablé de besogne… Et des reproches, tout le temps, des criailleries… Un vrai enfer, quoi!… Rien que de vous voir, gentille et bien élevée comme vous êtes, il n’y a point de doute que vous n’êtes pas faite pour rester chez de pareils grigous…

Tout ce que la mercière m’a raconté, Mlle Rose me le raconte à nouveau, avec des variantes plus pénibles. Si violent est le besoin qu’a cette femme de bavarder, qu’elle finit par oublier sa souffrance. La méchanceté a raison de son asthme… Et le débinage de la maison va son train, mêlé aux affaires intimes du pays. Bien que je sache déjà tout cela, les histoires de Rose sont si noires et si désespérantes ses paroles, que me revoilà toute triste. Je me demande si je ne ferais pas mieux de partir… Pourquoi tenter une expérience où je suis vaincue d’avance?

Quelques femmes se sont jointes à nous, curieuses, frôleuses, accompagnant d’un: «Pour sûr!» énergique, chacune des révélations de Rose qui, de moins en moins essoufflée, continue de jaboter:

– Un bien bon homme que M. Mauger… et, tout seul, ma petite… Autant dire que je suis la maîtresse… Dame!… un ancien capitaine… c’est naturel, n’est-ce pas?… Ça n’a pas d’administration… ça n’entend rien aux affaires de ménage… ça aime à être soigné, dorloté… son linge bien tenu… ses manies respectées… de bons petits plats… S’il n’avait pas, près de lui, une personne de confiance, il se laisserait gruger par les uns, par les autres… Ce n’est pas ça qui manque ici, mon Dieu, les voleurs!

L’intonation de ses petites phrases coupées, le clignement de ses yeux achèvent de me révéler sa situation exacte dans la maison du capitaine Mauger…

– Dame!… N’est-ce pas?… Un homme tout seul, et qui a encore des idées… Et puis, il y a tout de même de l’ouvrage… Et nous allons prendre un petit garçon, pour aider…

Elle a de la chance, cette Rose… Moi aussi, souvent, j’ai rêvé de servir chez un vieux… C’est dégoûtant… Mais on est tranquille, au moins, et on a de l’avenir… N’empêche qu’il n’est pas difficile, pour un capitaine qui a encore des idées… Et ce que ça doit être rigolo, tous les deux, sous l’édredon!…

Nous traversons tout le pays… Ah vrai!… Il n’est pas joli… Il ne ressemble en rien au boulevard Malesherbes… Des rues sales, étroites, tortueuses, et des places où les maisons sont de guingois, des maisons qui ne tiennent pas debout, des maisons noires, en vieux bois pourri, avec de hauts pignons branlants et des étages ventrus qui avancent les uns sur les autres, comme dans l’ancien temps… Les gens qui passent sont vilains, vilains, et je n’ai pas aperçu un seul beau garçon… L’industrie du pays est le chausson de lisière. La plupart des chaussonniers, qui n’ont pu livrer aux usines le travail de la semaine, travaillent encore… Et je vois, derrière des vitres, de pauvres faces chétives, des dos courbés, des mains noires qui tapotent sur des semelles de cuir…