Cela ajoute encore à la tristesse morne du lieu… On dirait d’une prison.
Mais voici la mercière qui, sur le pas de sa porte, nous sourit et nous salue…
– Vous allez à la messe de huit heures?… Moi, je suis allée à la messe de sept heures… Vous n’êtes pas en retard… Vous ne voudriez pas entrer, un instant?
Rose remercie… Elle me met en garde contre la mercière, qui est une méchante femme et dit du mal de tout le monde… une vraie peste, quoi!… Puis elle recommence à me vanter les vertus de son maître et les douceurs de sa place… Je lui demande:
– Alors, le capitaine n’a pas de famille?
– Pas de famille?… s’écrie-t-elle, scandalisée… Eh bien, ma petite, vous n’y êtes pas… Ah! si, il en a une famille, et une propre!… Des tas de nièces et de cousines… des fainéants, des sans le sou, des traîne-misère… et qui le grugeaient… et qui le volaient… fallait voir ça!… C’était une abomination… Aussi, vous pensez si j’y ai mis bon ordre… si j’ai nettoyé la maison de toute cette vermine… Mais, ma chère demoiselle, sans moi, le capitaine serait sur la paille, aujourd’hui… Ah! le pauvre homme!… Il est bien content de ça, allez, maintenant…
J’insiste avec une intention ironique que, d’ailleurs, elle ne comprend pas:
– Et, sans doute, mademoiselle Rose, qu’il vous mettra sur son testament?…
Prudemment, elle réplique:
– Monsieur fera ce qu’il voudra… il est libre… Bien sûr que ce n’est pas moi qui l’influence… Je ne lui demande rien… je ne lui demande même pas de me payer des gages… Aussi, je suis chez lui par dévouement… Mais il connaît la vie… il sait ceux qui l’aiment, qui le soignent avec désintéressement, qui le dorlotent… Il ne faudrait pas croire qu’il est aussi bête que certaines personnes le prétendent, Mme Lanlaire en tête… qui en dit des choses sur nous!… C’est un malin au contraire, mademoiselle Célestine… et qui a une volonté à lui… Pour ça!…
Sur cette éloquente apologie du capitaine, nous arrivons à l’église.
La grosse Rose ne me quitte pas… Elle m’oblige à prendre une chaise près de la sienne, et se met à marmotter des prières, à faire des génuflexions et des signes de croix… Ah, cette église! Avec ses grossières charpentes qui la traversent et qui soutiennent la voûte chancelante, elle ressemble à une grange; avec son public, toussant, crachant, heurtant les bancs, traînant les chaises, on dirait aussi d’un cabaret de village. Je ne vois que des faces abruties par l’ignorance, des bouches fielleuses crispées par la haine… Il n’y a là que de pauvres êtres qui viennent demander à Dieu quelque chose contre quelqu’un… Il m’est impossible de me recueillir et je sens descendre en moi et sur moi comme un grand froid… C’est peut-être qu’il n’y a même pas un orgue dans cette église?… Est-ce drôle? Je ne puis pas prier sans orgue… Un chant d’orgue, ça m’emplit la poitrine, puis l’estomac… ça me rend toute chose… comme en amour. Si j’entendais toujours des voix d’orgue, je crois bien que je ne pécherais jamais… Ici, à la place de l’orgue, c’est une vieille dame, dans le chœur, avec des lunettes bleues et un pauvre petit châle noir sur les épaules, qui, péniblement, tapote sur une espèce de piano, pulmonique et désaccordé… Et c’est toujours des gens qui toussottent et crachottent, un bruit de catarrhe qui couvre les psalmodies du prêtre et les répons des enfants de chœur. Et ce que cela sent mauvais!… odeurs mêlées de fumier, d’étable, de terre, de paille aigre, de cuir mouillé… d’encens avarié… Vraiment, ils sont bien mal élevés en province!
La messe tire en longueur et je m’ennuie… Je suis surtout vexée de me trouver au milieu d’un monde si ordinaire, si laid, et qui fait si peu attention à moi. Pas un joli spectacle, pas une jolie toilette où reposer ma pensée… où égayer mes yeux… Jamais je n’ai mieux compris que je suis faite pour la joie de l’élégance et du chic… Au lieu de s’exalter, comme aux messes de Paris, tous mes sens offensés protestent à la fois… Pour me distraire, je suis attentivement les mouvements du prêtre qui officie. Ah bien, merci! C’est une espèce de grand gaillard, tout jeune, de physionomie vulgaire, couleur de brique rose. Avec ses cheveux ébouriffés, sa mâchoire de proie, ses lèvres goulues, ses petits yeux obscènes, ses paupières cernées de noir, je l’ai bien vite jugé… Ce qu’il doit s’en payer, à table, de la nourriture, celui-là!… Et au confessionnal, donc… ce qu’il doit en dire des saletés et en trousser des jupons!… Rose, s’apercevant que je le regarde, se penche vers moi, et, tout bas, elle me dit:
– C’est le nouveau vicaire… Je vous le recommande. Il n’y en a pas comme lui pour confesser les femmes… M. le curé est un saint homme, bien sûr… mais on le trouve trop sévère… Tandis que le nouveau vicaire…
Elle claque de la langue et se remet en prière, la tête courbée sur le prie-Dieu.
Eh bien, il ne me plairait pas, le nouveau vicaire. Il a l’air sale et brutal… Il ressemble plus à un charretier qu’à un prêtre… Moi, il me faut de la délicatesse, de la poésie… de l’au-delà… et des mains blanches. J’aime que les hommes soient doux et chic, comme était monsieur Jean…
Après la messe, Rose m’entraîne chez l’épicière… En quelques mots mystérieux, elle m’explique qu’il faut être bien avec elle, et que toutes les domestiques lui font une cour empressée…
Encore une petite boulotte – décidément, c’est le pays des grosses femmes… Son visage est criblé de taches de rousseur, ses cheveux, blond filasse, rares et ternes, laissent voir des parties de crâne, au sommet duquel se hérisse drôlement, et pareil à un petit balai, un chignon. Au moindre mouvement, sa poitrine, sous le corsage de drap brun, remue comme un liquide dans une bouteille… Ses yeux, bordés d’un cercle rouge, s’éraillent, et sa bouche ignoble transforme en grimaces le sourire… Rose me présente:
– Madame Gouin, je vous amène la nouvelle femme de chambre du Prieuré…
L’épicière m’observe avec attention et je remarque que son regard s’attache à ma taille, à mon ventre, avec une obstination gênante… Elle dit d’une voix blanche:
– Mademoiselle est chez elle, ici… Mademoiselle est une belle fille… Mademoiselle est parisienne, sans doute?…
– En effet, madame Gouin, j’arrive de Paris…
– Ça se voit… ça se voit, tout de suite… il n’y a pas besoin de vous regarder à deux fois… J’aime beaucoup les Parisiennes… elles savent ce que c’est que de vivre… Moi aussi j’ai servi à Paris, quand j’étais jeune… j’ai servi chez une sage-femme de la rue Guénégaud, Mme Tripier… Vous la connaissez peut-être?…
– Non…
– Ça ne fait rien… Ah! dame, il y a longtemps… Mais entrez donc, mademoiselle Célestine…
Elle nous fait passer, cérémonieusement, dans l’arrière-boutique où se trouvent déjà réunies, autour d’une table ronde, quatre domestiques…
– Ah! vous en aurez du tintouin, ma pauvre demoiselle… gémit l’épicière en m’offrant un siège… Ce n’est pas parce que l’on ne me prend plus rien, au château… mais je puis bien dire que c’est une maison infernale… infernale… N’est-ce pas, Mesdemoiselles?…
– Pour sûr!… répondent, unanimement, avec des gestes pareils et de pareilles grimaces, les quatre domestiques interpellées…
Mme Gouin poursuit:
– Merci!… je ne voudrais pas fournir des gens qui marchandent tout le temps et crient, comme des putois, qu’on les vole, qu’on leur fait du tort… Ils peuvent bien aller où ils veulent…
Le chœur des domestiques reprend:
– Bien sûr qu’ils peuvent aller où ils veulent.
À quoi Mme Gouin, s’adressant plus particulièrement à Rose, ajoute d’un ton ferme:
– On ne court pas après, dites, mam’zelle Rose?… Dieu merci, on n’a pas besoin d’eux, n’est-ce pas?
Rose se contente de hausser les épaules et de mettre dans ce geste tout ce qu’il y a en elle de fiel concentré, de rancunes et de mépris… Et l’énorme chapeau mousquetaire, par le mouvement désordonné des plumes noires, accentue l’énergie de ces sentiments violents.
Puis, après un silence:
– Tenez!… Parlons point de ces gens-là… Chaque fois que j’en parle, j’ai mal au ventre…
Une petite noiraude, maigre, avec un museau de rat, un front fleuri de boutons et des yeux qui suintent, s’écrie au milieu des rires:
– Pour sûr, qu’on les a quelque part…
Là-dessus, les histoires, les potins recommencent… C’est un flot ininterrompu d’ordures vomies par ces tristes bouches, comme d’un égout… Il semble que l’arrière-boutique en est empestée… Je ressens une impression d’autant plus pénible que la pièce où nous sommes est sombre et que les figures y prennent des déformations fantastiques… Elle n’est éclairée, cette pièce, que par une étroite fenêtre qui s’ouvre sur une cour crasseuse, humide, une sorte de puits formé par des murs que ronge la lèpre des mousses… Une odeur de saumure, de légumes fermentés, de harengs saurs, persiste autour de nous, imprègne nos vêtements… C’est intolérable… Alors, chacune de ces créatures, tassées sur leur chaise comme des paquets de linge sale, s’acharne à raconter une vilenie, un scandale, un crime… Lâchement, j’essaie de sourire avec elles, d’applaudir avec elles, mais j’éprouve quelque chose d’insurmontable, quelque chose comme un affreux dégoût… Une nausée me retourne le cœur, me monte à la gorge impérieusement, m’affadit la bouche, me serre les tempes… Je voudrais m’en aller… Je ne le puis, et je reste là, idiote, tassée comme elles sur ma chaise, ayant les mêmes gestes qu’elles, je reste là à écouter stupidement ces voix aigres qui me font l’effet d’eaux de vaisselle, glougoutant et s’égouttant par les éviers et par les plombs…