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Et elle envoya promener le curé en douceur…

– Alors, terminait la mercière, qui me faisait ce récit… Pourquoi Monsieur est-il si bon, est-il si lâche envers une femme qui lui refuse non seulement de l’argent, mais du plaisir? C’est moi qui la mettrais à la raison et rudement, encore…

Et voici ce qui arrive… Quand Monsieur, qui est un homme vigoureux, extrêmement porté sur la chose, et qui est aussi un brave homme, veut se payer – dame, écoutez donc? – une petite joie d’amour, ou une petite charité envers un pauvre, il en est réduit à des expédients ridicules, des carottages grossiers, des emprunts pas très dignes, dont la découverte par Madame amène des scènes terribles, des brouilles qui, souvent, durent des mois entiers… On voit alors Monsieur s’en aller par la campagne et marcher, marcher comme un fou, faisant des gestes furieux et menaçants, écrasant des mottes de terre, parlant tout seul, dans le vent, dans la pluie, dans la neige… puis, rentrer le soir chez lui, plus timide, plus courbé, plus tremblant, plus vaincu que jamais…

Le curieux et le mélancolique aussi de cette histoire, c’est que, au milieu des pires récriminations de la mercière, parmi ces infamies dévoilées, ces saletés honteuses qui se colportent de bouche en bouche, de boutique en boutique, de maison en maison, je sens que, dans la ville, on jalouse les Lanlaire, plus encore qu’on les mésestime. En dépit de leur inutilité criminelle, de leur malfaisance sociale, malgré tout ce qu’ils écrasent sous le poids de leur hideux million, c’est ce million qui leur donne, quand même, une auréole de respectabilité et presque de gloire. On les salue plus bas que les autres, on les accueille avec plus d’empressement que les autres… On appelle… avec quelle complaisance servile!… la sale bicoque où ils vivent dans la crasse de leur âme, le château… À des étrangers qui viendraient s’enquérir des curiosités du pays, je suis sûre que la mercière elle-même, si haineuse, répondrait:

– Nous avons une belle église… une belle fontaine… nous avons surtout quelque chose de très beau… les Lanlaire… les Lanlaire qui possèdent un million et habitent un château… Ce sont d’affreuses gens, et nous en sommes très fiers…

L’adoration du million!… C’est un sentiment bas, commun non seulement aux bourgeois, mais à la plupart d’entre nous, les petits, les humbles, les sans le sou de ce monde. Et moi-même, avec mes allures en dehors, mes menaces de tout casser, je n’y échappe point… Moi que la richesse opprime, moi qui lui dois mes douleurs, mes vices, mes haines, les plus amères d’entre mes humiliations, et mes rêves impossibles et le tourment à jamais de ma vie, eh bien, dès que je me trouve en présence d’un riche, je ne puis m’empêcher de le regarder comme un être exceptionnel et beau, comme une espèce de divinité merveilleuse, et, malgré moi, par delà ma volonté et ma raison, je sens monter, du plus profond de moi-même, vers ce riche très souvent imbécile et quelquefois meurtrier, comme un encens d’admiration… Est-ce bête?… Et pourquoi?… pourquoi?

En quittant cette sale mercière et cette étrange boutique où, d’ailleurs, il me fut impossible de rassortir ma soie, je songeais avec découragement à tout ce que cette femme m’avait raconté sur mes maîtres… Il bruinait… Le ciel était crasseux comme l’âme de cette marchande de potins… Je glissais sur le pavé gluant de la rue, et, furieuse contre la mercière et contre mes maîtres, et contre moi-même, furieuse contre ce ciel de province, contre cette boue, dans laquelle pataugeaient mon cœur et mes pieds, contre la tristesse incurable de la petite ville, je ne cessais de me répéter:

– Eh bien!… me voilà propre… Il ne me manquait plus que cela… Et je suis bien tombée!…

Ah oui! je suis bien tombée… Et voici du nouveau.

Madame s’habille toute seule et se coiffe elle-même. Elle s’enferme à double tour dans son cabinet de toilette, et c’est à peine si j’ai le droit d’y entrer… Dieu sait ce qu’elle fait là-dedans des heures et des heures!… Ce soir, n’y tenant plus, j’ai frappé à la porte, carrément. Et telle est la petite conversation qui s’est engagée entre Madame et moi.

– Toc, toc!

– Qui est là?

Ah! cette voix aigre, glapissante, qu’on aimerait à faire rentrer, dans la bouche, d’un coup de poing…

– C’est moi, Madame…

– Qu’est-ce que vous voulez?

– Je viens faire le cabinet de toilette…

– Il est fait… allez-vous-en… Et ne venez que quand je vous sonne…

C’est-à-dire que je ne suis même pas une femme de chambre, ici… Je ne sais pas ce que je suis ici… et quelles sont mes attributions… Et, pourtant, habiller, déshabiller, coiffer, il n’y a que cela qui me plaise dans le métier… J’aime à jouer avec les chemises de nuit, les chiffons et les rubans, tripoter les lingeries, les chapeaux, les dentelles, les fourrures, frotter mes maîtresses après le bain, les poudrer, poncer leurs pieds, parfumer leurs poitrines, oxygéner leurs chevelures, les connaître, enfin, du bout de leurs mules à la pointe de leur chignon, les voir toutes nues… De cette façon, elles deviennent pour vous autre chose qu’une maîtresse, presque une amie ou une complice, souvent une esclave… On est forcément la confidente d’un tas de choses, de leurs peines, de leurs vices, de leurs déceptions d’amour, des secrets les plus intimes du ménage, de leurs maladies… Sans compter que lorsqu’on est adroite, on les tient par une foule de détails qu’elles ne soupçonnent même pas… On en tire beaucoup plus… C’est, à la fois, profitable et amusant… Voilà comment je comprends le métier de femme de chambre…

On ne s’imagine pas combien il y en a – comment dire cela? – combien il y en a qui sont indécentes et loufoques dans l’intimité, même parmi celles qui, dans le monde, passent pour les plus retenues, les plus sévères, pour des vertus inaccessibles… Ah, dans les cabinets de toilette, comme les masques tombent!… Comme s’effritent et se lézardent les façades les plus orgueilleuses!…

J’en ai eu une qui avait un drôle de truc… Tous les matins, avant de passer sa chemise, tous les soirs, après l’avoir retirée, elle restait nue, à s’examiner des quarts d’heure, minutieusement, devant la psyché… Puis, elle tendait sa poitrine en avant, se renversait la nuque en arrière, levait d’un mouvement brusque ses bras en l’air, de façon que ses seins qui pendaient, pauvres loques de chair, remontassent un peu… Et elle me disait:

– Célestine… regardez donc!… N’est-ce pas qu’ils sont encore fermes?

C’était à pouffer… D’autant que le corps de Madame… oh! quelle ruine lamentable!… Quand, de la chemise tombée, il sortait débarrassé de ses blindages et de ses soutiens, on eût dit qu’il allait se répandre sur le tapis en liquide visqueux… Le ventre, la croupe, les seins, des outres dégonflées, des poches qui se vidaient et dont il ne restait plus que des plis gras et flottants… Ses fesses avaient l’inconsistance molle, la surface trouée des vieilles éponges… Et pourtant, dans cet écroulement des formes, une grâce survivait… douloureuse… ou plutôt le souvenir d’une grâce… la grâce d’une femme qui avait pu être belle autrefois et dont toute la vie avait été une vie d’amour… Par un aveuglement providentiel qui atteint la plupart des créatures vieillissantes, elle ne se voyait pas dans son irréparable flétrissure… Elle multipliait les soins savants, les coquetteries raffinées, pour appeler l’amour, encore… Et l’amour accourait à ce dernier appel… Mais d’où?… Ah! que c’était mélancolique!…

Quelquefois, juste avant le dîner, essoufflée, un peu honteuse, Madame rentrait…

– Vite… vite… Je suis en retard… Déshabillez-moi…

D’où revenait-elle, avec ce visage fatigué, ces yeux cernés, épuisée jusqu’à tomber, comme une masse, sur le divan du cabinet de toilette?… Et le désordre de ses dessous!… La chemise saccagée et salie, les jupons rattachés à la hâte, le corset de travers et délacé, les jarretelles libres, les bas tirebouchonnés… Et les cheveux désondulés, à la pointe desquels frissonnaient encore la raclure légère d’un drap, le duvet d’un oreiller!… Et la croûte de fard tombée, sous les baisers, de sa bouche, de ses joues, mettait à vif les meurtrissures et les plis de son visage, si cruellement, comme des plaies…

Pour essayer de détourner mes soupçons, elle gémissait:

– Je ne sais ce que j’ai eu… Cela m’a pris, tout d’un coup, chez la couturière… une syncope… On a été obligé de me déshabiller… Je suis encore toute malade…

Et, souvent, prise de pitié, je faisais semblant d’être la dupe de ces stupides explications…

Une matinée, tandis que j’étais auprès de Madame, on sonna. Le valet de chambre étant sorti, j’allai ouvrir… Un jeune homme entra… Aspect louche, sombre et vicieux… mi-ouvrier, mi-rôdeur… Un de ces êtres ambigus, comme on en rencontre, parfois, au bal Dourlans, et qui vivent du meurtre ou de l’amour… Il avait une figure très pâle, de petites moustaches noires, une cravate rouge. Ses épaules s’engonçaient dans un veston trop large et il se dandinait, selon les rites les plus classiques. Il commença par inspecter, avec des regards surpris et troubles, la richesse de l’antichambre, le tapis, les glaces, les tableaux, les tentures… Puis il me tendit une lettre pour Madame, en me disant d’une voix traînante, grasseyante, mais impérieuse:

– Y a une réponse…