Amice, alliegre magnammo e bevimmo
Nfin che n’ce stace noglio a la lucerna:
Chi sa s’a l’autro munno nc’e vedimmo?
Chi sa s’a l’autro munno n’ce tavema?
Amis, mangeons et buvons joyeusement
Tant qu’il y a de l’huile dans la lampe:
Qui sait si dans l’autre monde nous nous reverrons?
Qui sait si dans l’autre monde il y a une taverne?

Horace donnait de semblables conseils à ses amis. Vous les reçûtes, Postumus; vous les entendîtes, Leuconoé, belle révoltée qui vouliez savoir les secrets de l’avenir. Cet avenir est maintenant le passé et nous le connaissons. En vérité, vous aviez bien tort de vous tourmenter pour si peu, et votre ami se montrait homme de sens en vous conseillant d’être sage et de filtrer vos vins grecs. Sapias, vina liques . C’est ainsi qu’une belle terre et qu’un ciel pur conseillent les calmes voluptés. Mais il y a des âmes tourmentées d’un sublime mécontentement; ce sont les plus nobles. Vous fûtes de celles-là, Leuconoé; et, venu sur le déclin de ma vie dans la ville où brilla votre beauté, je salue avec respect votre ombre mélancolique. Les âmes semblables à la vôtre qui parurent dans la chrétienté furent des âmes de saintes, et leurs miracles emplissent la Légende dorée . Votre ami Horace a laissé une postérité moins généreuse, et je vois un de ses petits-fils en la personne du cabaretier poète qui, présentement, verse du vin dans des tasses, sous son enseigne épicurienne.

Et pourtant la vie donne raison à l’ami Flaccus, et sa philosophie est la seule qui s’accommode au train des choses. Voyez-moi ce gaillard qui, appuyé à un treillis couvert de pampres, mange une glace en regardant les étoiles. Il ne se baisserait pas pour ramasser ce vieux manuscrit que je vais chercher à travers tant de fatigues. Et en vérité l’homme est fait plutôt pour manger des glaces que pour compulser de vieux textes.

Je continuais à errer autour des buveurs et des chanteurs. Il y avait des amoureux qui mordaient à de beaux fruits en se tenant par la taille. Il faut bien que l’homme soit naturellement mauvais, car toute cette joie étrangère m’attristait profondément. Cette foule étalait un goût si naïf de la vie que toutes mes pudeurs de vieux scribe s’en effarouchaient. Puis, j’étais désespéré de ne rien comprendre aux paroles qui résonnaient dans l’air. C’était pour un philologue une humiliante épreuve. J’étais donc fort maussade, quand quelques mots prononcés derrière moi me firent dresser l’oreille.

– Ce vieillard est certainement un Français, Dimitri. Son air embarrassé me fait peine. Voulez-vous lui parler?… Il a un bon dos rond, ne trouvez-vous pas, Dimitri?

Cela était dit en français par une voix de femme. Il me fut assez désagréable tout d’abord de m’entendre traiter de vieillard. Est-on un vieillard à soixante-deux ans? L’autre jour, sur le pont des Arts, mon collègue Perrot d’Avrignac me fit compliment de ma jeunesse, et il s’entend mieux en âges, apparemment, que cette jeune alouette qui chante sur mon dos, si toutefois les alouettes chantent la nuit. Mon dos est rond, dit-elle. Ah! ah! j’en avais quelque soupçon; mais je n’en crois plus rien depuis que c’est l’avis d’une oiselle. Je ne tournerai certes pas la tête pour voir qui a parlé, mais je suis sûr que c’est une jolie femme. Pourquoi?

Parce que la voix des femmes qui sont belles ou le furent, qui plaisent ou qui plurent, peut seule avoir cette abondance d’inflexions heureuses et le son argentin qui est un rire encore. De la bouche d’une laide coulera, peut-être, une parole plus suave et plus mélodieuse, mais non point certes aussi vive, ni d’un tel gazouillis.

Ces idées se formèrent dans mon esprit en moins d’une seconde et, tout aussitôt, pour fuir ces deux inconnus, je me jetai dans le plus épais de la foule napolitaine et enfilai un vicoletto tortueux qu’éclairait seulement une lampe allumée devant la niche d’une Madone. Là, songeant plus à loisir, je reconnus que cette jolie femme (assurément elle était jolie) avait exprimé à mon égard une pensée bienveillante, qui méritait ma reconnaissance.

«Ce vieillard est certainement un Français, Dimitri. Son air embarrassé me fait peine. Voulez-vous lui parler?… Il a un bon dos rond, ne trouvez-vous pas, Dimitri?»

En entendant ces paroles gracieuses, je ne devais pas prendre une fuite soudaine. Il me convenait bien plutôt d’aborder de façon courtoise la dame au parler clair, de m’incliner devant elle et de lui tenir ce langage: «Madame, j’ai entendu malgré moi ce que vous venez de dire. Vous vouliez rendre un bon office à un pauvre vieillard. Cela est fait, madame: seul le son d’une voix française me fait un plaisir dont je vous remercie.» Assurément je lui devais adresser ces paroles ou d’autres semblables. Sans doute elle est Française, car sa voix est française. La voix des dames de France est la plus agréable du monde. Comme nous, les étrangers en éprouvent le charme. Philippe de Bergame a dit en 1483 de Jeanne la Pucelle: «Son langage était doux comme celui des femmes de son pays.» Le compagnon à qui elle parlait s’appelle Dimitri. Sans doute il est Russe. Ce sont des gens riches, qui promènent leur ennui par le monde. Il faut plaindre les riches: leurs biens les environnent et ne les pénètrent pas; ils sont pauvres et dénués au-dedans d’eux-mêmes. La misère des riches est lamentable.

Au bout de ces réflexions, je me trouvai dans une venelle, ou, pour parler napolitain, dans un sotto-portico qui cheminait sous des arches si nombreuses et sous des balcons d’une telle saillie qu’aucune lueur du ciel n’y descendait. J’étais perdu et condamné selon toute apparence à chercher mon chemin toute la nuit. Quant à le demander, il m’eût fallu pour cela rencontrer un visage humain et je désespérais d’en voir un seul. Dans mon désespoir je pris une rue au hasard, une rue ou pour mieux dire un affreux coupe-gorge. C’en avait tout l’air, et c’en était un, car j’y étais engagé depuis quelques minutes quand je vis deux hommes qui jouaient du couteau. Ils s’attaquaient de la langue plus encore que de la lame, et je compris aux injures qu’ils échangeaient que c’étaient deux amoureux. J’enfilai prudemment une ruelle voisine pendant que ces braves gens continuaient à s’occuper de leur affaire, sans se soucier le moins du monde des miennes. Je cheminai quelque temps à l’aventure et m’assis découragé sur un banc de pierre, où je me lamentai d’avoir fui si éperdument et par tant de détours Dimitri et sa compagne à la voix claire.

– Bonjour, signor. Revenez-vous de San-Carlo? Avez-vous entendu la diva? Il n’y a qu’à Naples qu’on chante comme elle.

Je levai la tête et reconnus mon hôte. J’étais assis contre la façade de mon hôtel, sous ma propre fenêtre.

Monte-Allegro, 30 novembre 1869.

Nous nous reposions, moi, mes guides et leurs mules, sur la route de Sciacca à Girgenti, dans une auberge du pauvre village de Monte-Allegro, dont les habitants, consumés par la mal’aria , grelottent au soleil. Mais ce sont des Grecs encore, et leur gaieté résiste à tout. Quelques-uns d’entre eux entouraient l’auberge avec une curiosité souriante. Un conte, si j’avais su leur en conter un, leur eût fait oublier les maux de la vie. Ils avaient l’air intelligent, et les femmes, bien que hâlées et flétries, portaient avec grâce un long manteau noir.

Je voyais devant moi des ruines rongées par le vent de la mer et sur lesquelles l’herbe même ne croît pas. La morne tristesse du désert règne sur cette terre aride dont le sein gercé nourrit à peine quelques mimosas dépouillés, des cactus et des palmiers nains. À vingt pas de moi, le long d’une ravine, des cailloux blanchissaient comme une traînée d’ossements. Mon guide m’apprit que c’était un ruisseau.

J’étais depuis quinze jours en Sicile. Entré dans cette baie de Palerme, qui s’ouvre entre les deux masses arides et puissantes du Pellegrino et du Catalfano et qui se creuse le long de la Conque d’or, pleine de myrtes et d’orangers, je ressentis une telle admiration que je résolus de visiter cette île, si noble par ses souvenirs et si belle par les lignes de ses collines. Vieux pèlerin, blanchi dans l’Occident barbare, j’osai m’aventurer sur cette terre classique et, m’arrangeant avec un guide, j’allai de Palerme à Trapani, de Trapani à Sélinonte, de Sélinonte à Sciacca, que j’ai quitté ce matin pour me rendre à Girgenti, où je dois trouver le manuscrit de Jean Toutmouillé. Les belles choses que j’ai vues sont si présentes à mon esprit, que je considère comme une vaine fatigue le soin de les décrire. Pourquoi gâter mon voyage en amassant des notes? Les amants qui aiment bien n’écrivent pas leur bonheur.

Tout à la mélancolie du présent et à la poésie du passé, l’âme ornée de belles images et les yeux pleins de lignes harmonieuses et pures, je goûtais dans l’auberge de Monte-Allegro l’épaisse rosée d’un vin de feu, quand je vis entrer dans la salle une belle jeune femme coiffée d’un chapeau de paille et vêtue d’une robe de foulard écru. Sa chevelure était sombre, son regard noir et brillant. À sa façon de marcher, je la reconnus pour une Parisienne. Elle s’assit. L’hôte posa près d’elle un verre d’eau fraîche avec un bouquet de roses. M’étant levé dès sa venue, je m’écartai un peu de la table, par discrétion, et fis mine d’examiner les images pieuses accrochées aux murs. Je m’aperçus fort bien qu’alors, me voyant de dos, elle fit un petit mouvement de surprise. Je m’approchai de la fenêtre et regardai passer les carrioles peintes sur le chemin pierreux bordé de cactus et de figuiers de Barbarie.

Tandis qu’elle buvait de l’eau glacée, je regardais le ciel. On goûte, en Sicile, une volupté inexprimable à boire de l’eau fraîche et à respirer le jour. Je murmurai au-dedans de moi-même le vers du poète athénien: