J’ai pourtant, comme un autre, senti la beauté; j’ai pourtant éprouvé le charme mystérieux que l’incompréhensible nature a répandu sur des formes animées; une vivante argile m’a donné le frisson qui fait les amants et les poètes. Mais je n’ai su ni aimer ni chanter. Dans mon âme, encombrée d’un fatras de vieux textes et de vieilles formules, je retrouve, comme une miniature dans un grenier, un clair visage avec deux yeux de pervenche… Bonnard, mon ami, vous êtes un vieux fou. Lisez ce catalogue qu’un libraire de Florence vous envoya ce matin même. C’est un catalogue de manuscrits, et il vous promet la description de quelques pièces notables, conservées par des curieux d’Italie et de Sicile. Voilà qui vous convient et va à votre mine!

Je lis, je pousse un cri. Hamilcar, qui a pris avec l’âge une gravité qui m’intimide, me regarde d’un air de reproche et semble me demander si le repos est de ce monde, puisqu’il ne peut le goûter auprès de moi, qui suis vieux comme il est vieux.

Dans la joie de ma découverte, j’ai besoin d’un confident, et c’est au tranquille Hamilcar que je m’adresse avec l’effusion d’un homme heureux.

– Non, Hamilcar, non, le repos n’est pas de ce monde, et la quiétude à laquelle vous aspirez est incompatible avec les travaux de la vie. Et qui vous dit que nous sommes vieux? Écoutez ce que je lis dans ce catalogue, et dites après s’il est temps de se reposer:

«La Légende dorée de Jacques de Voragine; traduction française du XIVe siècle, par le clerc Jehan Toutmouillé .

» Superbe manuscrit, orné de deux miniatures, merveilleusement exécutées et dans un parfait état de conservation, représentant, l’une la Purification de la Vierge et l’autre le couronnement de Proserpine.

» À la suite de la Légende dorée on trouve les Légendes des saints Ferréol, Ferrution, Germain et Droctovée, xxviij pages, et la Sépulture miraculeuse de monsieur Saint-Germain d’Auxerre, xij pages.

» Ce précieux manuscrit, qui faisait partie de la collection de sir Thomas Raleigh, est actuellement conservé dans le cabinet de M. Michel-Angelo Polizzi, de Girgenti.»

– Vous entendez, Hamilcar. Le manuscrit de Jehan Toutmouillé est en Sicile, chez Michel-Angelo Polizzi. Puisse cet homme aimer les savants! Je vais lui écrire.

Ce que je fis aussitôt. Par ma lettre, je priais le seigneur Polizzi de me communiquer le manuscrit du clerc Toutmouillé, lui disant à quels titres j’osais me croire digne d’une telle faveur. Je mettais en même temps à sa disposition quelques textes inédits que je possède et qui ne sont pas dénués d’intérêt. Je le suppliais de me favoriser d’une prompte réponse, et j’inscrivis, au-dessous de ma signature, tous mes titres honorifiques.

– Monsieur! monsieur! où courez-vous ainsi? s’écriait Thérèse effarée, en descendant quatre à quatre, à ma poursuite, les marches de l’escalier, mon chapeau à la main.

– Je vais mettre une lettre à la poste, Thérèse.

– Seigneur Dieu! s’il est permis de s’échapper ainsi, nu-tête, comme un fou!

– Je suis fou, Thérèse. Mais qui ne l’est pas? Donne-moi vite mon chapeau.

– Et vos gants, monsieur! et votre parapluie!

J’étais au bas de l’escalier que je l’entendais encore s’écrier et gémir.

10 octobre 1869.

J’attendais la réponse du seigneur Michel-Angelo Polizzi avec une impatience que je contenais mal. Je ne tenais pas en place; je faisais des mouvements brusques; j’ouvrais et je fermais bruyamment mes livres. Il m’arriva un jour de culbuter du coude un tome du Moreri . Hamilcar, qui se léchait, s’arrêta soudain et, la patte par-dessus l’oreille, me regarda d’un œil fâché. Était-ce donc à cette vie tumultueuse qu’il devait s’attendre sous mon toit? N’étions-nous pas tacitement convenus de mener une existence paisible? J’avais rompu le pacte.

– Mon pauvre compagnon, lui répondis-je, je suis en proie à une passion violente, qui m’agite et me mène. Les passions sont ennemies du repos, j’en conviens; mais, sans elles, il n’y aurait ni industries ni arts en ce monde. Chacun sommeillerait nu sur un tas de fumier, et tu ne dormirais pas tout le jour, Hamilcar, sur un coussin de soie, dans la cité des livres.

Je n’exposai pas plus avant à Hamilcar la théorie des passions, parce que ma gouvernante m’apporta une lettre. Elle était timbrée de Naples et disait:

«Illustrissime seigneur,

» Je possède en effet l’incomparable manuscrit de la Légende dorée , qui n’a point échappé à votre lucide attention. Des raisons capitales s’opposent impérieusement et tyranniquement à ce que je m’en dessaisisse pour un seul jour, pour une seule minute. Ce sera pour moi une joie et une gloire de vous le communiquer dans mon humble maison de Girgenti, laquelle sera embellie et illuminée par votre présence. C’est donc dans l’impatiente espérance de votre venue que j’ose me dire, seigneur académicien, votre humble et dévoué serviteur.

MICHEL-ANGELO POLIZZI,

négociant en vins et archéologue

à Girgenti (Sicile).»

Eh bien! j’irai en Sicile:

Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem.

25 octobre 1869.

Ma résolution étant prise et mes arrangements faits, il ne me restait plus qu’à avertir ma gouvernante. J’avoue que j’hésitai longtemps à lui annoncer mon départ. Je craignais ses remontrances, ses railleries, ses objurgations, ses larmes. «C’est une brave fille, me disais-je; elle m’est attachée; elle voudra me retenir, et Dieu sait que quand elle veut quelque chose, les paroles, les gestes et les cris lui coûtent peu. En cette circonstance, elle appellera à son aide la concierge, le frotteur, la cardeuse de matelas et les sept fils du fruitier; ils se mettront tous à genoux, en rond, à mes pieds; ils pleureront et ils seront si laids que je leur céderai pour ne plus les voir.»

Tels étaient les affreuses images, les songes de malade que la peur assemblait dans mon imagination. Oui, la peur, la peur féconde, comme dit le poète, enfantait ces monstres dans mon cerveau. Car, je le confesse en ces pages intimes: j’ai peur de ma gouvernante. Je sais qu’elle sait que je suis faible, et cela m’ôte tout courage dans mes luttes avec elle. Ces luttes sont fréquentes et j’y succombe invariablement.

Mais il fallait bien annoncer mon départ à Thérèse. Elle vint dans la bibliothèque avec une brassée de bois pour allumer un petit feu, «une flambée», disait-elle. Car les matinées sont fraîches. Je l’observais du coin de l’œil, tandis qu’elle était accroupie, la tête sous le tablier de la cheminée. Je ne sais d’où me vint alors mon courage, mais je n’hésitai pas. Je me levai, et me promenant de long en large dans la chambre:

– À propos, dis-je d’un ton léger, avec cette crânerie particulière aux poltrons, à propos, Thérèse, je pars pour la Sicile.

Ayant parlé, j’attendis, fort inquiet. Thérèse ne répondait pas. Sa tête et son vaste bonnet restaient enfouis dans la cheminée, et rien dans sa personne, que j’observais, ne trahissait la moindre émotion. Elle fourrait du petit bois sous les bûches, voilà tout.

Enfin, je revis son visage; il était calme, si calme que je m’en irritai.

«Vraiment, pensai-je, cette vieille fille n’a guère de cœur. Elle me laisse partir sans seulement dire «Ah!» Est-ce donc si peu pour elle que l’absence de son vieux maître?»

– Allez, monsieur, me dit-elle enfin, mais revenez à six heures. Nous avons aujourd’hui, à dîner, un plat qui n’attend pas.

Naples, 10 novembre 1869.

– Co tra calle vive, magne e lave a faccia.

– J’entends, mon ami; je puis, pour trois centimes, boire, manger et me laver le visage, le tout au moyen d’une tranche de ces pastèques que tu étales sur une petite table. Mais des préjugés occidentaux m’empêcheraient de goûter avec assez de candeur cette simple volupté. Et comment sucerais-je des pastèques? J’ai assez à faire de me tenir debout dans cette foule. Quelle nuit lumineuse et bruyante à Santa Lucia! Les fruits s’élèvent en montagnes dans les boutiques éclairées de falots multicolores. Sur les fourneaux, allumés en plein vent, l’eau fume dans les chaudrons et la friture chante dans les poêles. L’odeur des poissons frits et des viandes chaudes me chatouille le nez et me fait éternuer. Je m’aperçois, en cette circonstance, que mon mouchoir a quitté la poche de ma redingote. Je suis poussé, soulevé et viré dans tous les sens par le peuple le plus gai, le plus bavard, le plus vif et le plus adroit qu’on puisse imaginer, et voici précisément une jeune commère qui, tandis que j’admire ses magnifiques cheveux noirs, m’envoie, d’un coup de son épaule élastique et puissante, à trois pas en arrière, sans m’endommager, dans les bras d’un mangeur de macaroni qui me reçoit en souriant.

Je suis à Naples. Comment j’y parvins avec quelques restes informes et mutilés de mes bagages, je ne puis le dire, pour la raison que je ne le sais pas moi-même. J’ai voyagé dans un effarement perpétuel, et je crois bien que j’avais tantôt en cette ville claire la mine d’un hibou au soleil. Cette nuit, c’est bien pis! Voulant observer les mœurs populaires, j’allai dans la Strada di Porto , où je suis présentement. Autour de moi, des groupes animés se pressent devant les boutiques de victuailles, et je flotte comme une épave au gré de ces flots vivants qui, quand ils submergent, caressent encore. Car ce peuple napolitain a, dans sa vivacité, je ne sais quoi de doux et de flatteur. Je ne suis point bousculé, je suis bercé, et je pense que, à force de me balancer deçà delà, ces gens vont m’endormir debout. J’admire, en foulant les dalles de lave de la Strada , ces portefaix et ces pêcheurs qui vont, parlent, chantent, fument, gesticulent, se querellent et s’embrassent avec une étonnante rapidité. Ils vivent à la fois par tous les sens et, sages sans le savoir, mesurent leurs désirs à la brièveté de la vie. Je m’approchai d’un cabaret fort achalandé et je lus sur la porte ce quatrain en patois de Naples: