– Mon oncle, dis-je avec effort, voulez-vous m’acheter cette poupée?

Et j’attendis.

– Acheter une poupée à un garçon, sacrebleu! s’écria mon oncle d’une voix de tonnerre. Tu veux donc te déshonorer! Et c’est cette Margot-là encore qui te fait envie. Je te fais compliment, mon bonhomme. Si tu gardes ces goûts-là, et si à vingt ans tu choisis tes poupées comme à dix, tu n’auras guère d’agrément dans la vie, je t’en préviens, et les camarades diront que tu es un fameux jobard. Demande-moi un sabre, un fusil, je te les payerai, mon garçon, sur le dernier écu blanc de ma pension de retraite. Mais te payer une poupée, mille tonnerres! pour te couvrir de honte! Jamais de la vie! Si je te voyais jouer avec une margoton ficelée comme celle-là, monsieur le fils de ma sœur, je ne vous reconnaîtrais plus pour mon neveu.

En entendant ces paroles, j’eus le cœur si serré que l’orgueil, un orgueil diabolique, m’empêcha seul de pleurer.

Mon oncle, subitement calmé, revint à ses idées sur les Bourbons; mais moi, resté sous le coup de son indignation, j’éprouvais une honte indicible. Ma résolution fut bientôt prise. Je me promis de ne pas me déshonorer; je renonçai fermement et pour jamais à la poupée aux joues rouges. Ce jour-là je connus l’austère douceur du sacrifice.

Capitaine, s’il est vrai que de votre vivant vous jurâtes comme un païen, fumâtes comme un Suisse et bûtes comme un sonneur, que néanmoins votre mémoire soit honorée, non seulement parce que vous fûtes un brave, mais aussi parce que vous avez révélé à votre neveu en pantalons courts le sentiment de l’héroïsme! L’orgueil et la paresse vous avaient rendu à peu près insupportable, ô mon oncle Victor! mais un grand cœur battait sous les brandebourgs de votre redingote. Vous portiez, il m’en souvient, une rose à la boutonnière. Cette fleur que vous tendiez si volontiers aux demoiselles de boutiques, cette fleur au grand cœur ouvert qui s’effeuillait à tous les vents, était le symbole de votre glorieuse jeunesse. Vous ne méprisiez ni le vin ni le tabac, mais vous méprisiez la vie. On ne pouvait apprendre de vous, capitaine, ni le bon sens ni la délicatesse, mais vous me donnâtes, à l’âge où ma bonne me mouchait encore, une leçon d’honneur et d’abnégation que je n’oublierai jamais.

Vous reposez depuis longtemps déjà dans le cimetière du Mont-Parnasse, sous une humble dalle qui porte cette épitaphe:

CI-GÎT

ARISTIDE-VICTOR MALDENT

CAPITAINE D’INFANTERIE

CHEVALIER DE LA LÉGION D ’HONNEUR

Mais ce n’est pas là, capitaine, l’inscription que vous réserviez à vos vieux os tant roulés sur les champs de bataille et dans les lieux de plaisir. On trouva dans vos papiers cette amère et fière épitaphe que, malgré votre dernière volonté, on n’osa mettre sur votre tombe:

CI-GÎT

UN BRIGAND DE LA LOIRE

– Thérèse, nous porterons demain une couronne d’immortelles sur la tombe du brigand de la Loire.

Mais Thérèse n’est pas ici. Et comment serait-elle près de moi, sur le rond-point des Champs-Élysées? Là-bas, au bout de l’avenue, l’Arc de Triomphe, qui porte sous ses voûtes les noms des compagnons d’armes de l’oncle Victor, ouvre sur le ciel sa porte gigantesque. Les arbres de l’avenue déploient, au soleil du printemps, leurs premières feuilles encore pâles et frileuses. À mon côté, les calèches roulent vers le bois de Boulogne. J’ai poussé ma promenade sur cette avenue mondaine, et me voici arrêté sans raison devant une boutique en plein air où sont des pains d’épice et des carafes de coco bouchées par un citron. Un petit misérable, couvert de loques qui laissent voir sa peau gercée, ouvre de grands yeux devant ces somptueuses douceurs qui ne sont point pour lui. Il montre son envie avec l’impudeur de l’innocence. Ses yeux ronds et fixes contemplent un bonhomme de pain d’épice d’une haute taille. C’est un général, et il ressemble un peu à l’oncle Victor. Je le prends, je le paye et je le tends au petit pauvre, qui n’ose y porter la main, car, par une précoce expérience, il ne croit pas au bonheur; il me regarde de cet air qu’on voit aux gros chiens et qui veut dire: «Vous êtes cruel de vous moquer de moi.»

– Allons, petit nigaud, lui dis-je de ce ton bourru qui m’est ordinaire, prends, prends et mange, puisque, plus heureux que je ne fus à ton âge, tu peux satisfaire tes goûts sans te déshonorer.

Et vous, oncle Victor, vous, dont ce général de pain d’épice m’a rappelé la mâle figure, venez, ombre glorieuse, me faire oublier ma nouvelle poupée. Nous sommes d’éternels enfants et nous courons sans cesse après des jouets nouveaux.

Même jour.

C’est de la façon la plus bizarre que la famille Coccoz est associée dans mon esprit au clerc Jean Toutmouillé.

– Thérèse, dis-je en me jetant dans mon fauteuil, apprenez-moi si le jeune Coccoz se porte bien et s’il a ses premières dents, et donnez-moi mes pantoufles.

– Il doit les avoir depuis longtemps, monsieur, me répondit Thérèse, mais je ne les ai pas vues. Au premier beau jour de printemps, la mère a disparu avec l’enfant, laissant meubles et hardes. On a trouvé dans son grenier trente-huit pots de pommade vides. Cela passe l’imagination. Elle recevait des visites, dans ces derniers temps, et vous pensez bien qu’elle n’est pas à cette heure dans un couvent de nonnes. La nièce de la concierge dit l’avoir rencontrée en calèche sur les boulevards. Je vous avais bien dit qu’elle finirait mal.

– Thérèse, répondis-je, cette jeune femme n’a fini ni en mal ni en bien. Attendez le terme de sa vie pour la juger. Et prenez garde de trop parler chez la concierge. Madame Coccoz, que j’ai aperçue une fois dans l’escalier, m’a semblé bien aimer son enfant. Cet amour doit lui être compté.

– Pour cela, monsieur, le petit ne manquait de rien. On n’en aurait pas trouvé dans tout le quartier un seul mieux gavé, mieux bichonné et mieux léché que lui. Elle lui met une bavette blanche tous les jours que Dieu fait, et lui chante du matin au soir des chansons qui le font rire.

– Thérèse, un poète a dit: «L’enfant à qui n’a point souri sa mère n’est digne ni de la table des dieux ni du lit des déesses.»

8 juillet 1863.

Ayant appris qu’on refaisait le dallage de la chapelle de la Vierge à Saint-Germain-des-Prés, je me rendis dans l’église avec l’espoir de trouver quelques inscriptions mises à découvert par les ouvriers. Je ne me trompais pas. L’architecte me montra une pierre qu’il avait fait poser de chant, contre le mur. Je m’agenouillai pour déchiffrer l’inscription gravée sur cette pierre, et c’est à mi-voix, dans l’ombre de la vieille abside, que je lus ces mots qui me firent battre le cœur:

Cy gist Jehan Toutmouillé, moyne de ceste église, qui fist mettre en argent le menton de saint Vincent et de saint Amant et le pié des Innocens; qui toujours en son vivant fut preud’homme et vayllant. Priez pour l’âme de lui .

J’essuyai doucement avec mon mouchoir la poussière qui souillait cette dalle funéraire: j’aurais voulu la baiser.

– C’est lui, c’est Jean Toutmouillé! m’écriai-je.

Et, du haut des voûtes, ce nom retomba sur ma tête avec fracas, comme brisé.

La face grave et muette du suisse, que je vis s’avançant vers moi, me fit honte de mon enthousiasme, et je m’enfuis à travers les deux goupillons croisés sur ma poitrine par deux rats d’église rivaux.

Pourtant c’était bien mon Jean Toutmouillé! plus de doute; le traducteur de la Légende dorée , l’auteur des vies des saints Germain, Vincent, Ferréol, Ferrution et Droctovée, était, comme je l’avais pensé, un moine de Saint-Germain-des-Prés. Et quel bon moine encore, pieux et libéral! Il fit faire un menton d’argent, une tête d’argent, un pied d’argent pour que des restes précieux fussent couverts d’une enveloppe incorruptible! Mais pourrai-je jamais connaître son œuvre, ou cette nouvelle découverte ne doit-elle qu’augmenter mes regrets?

20 août 1869.

«Moi qui plais à quelques-uns et qui éprouve tous les hommes, la joie des bons et la terreur des méchants; moi qui fais et détruis l’erreur, je prends sur moi de déployer mes ailes. Ne me faites pas un crime si, dans mon vol rapide, je glisse par-dessus des années.»

Qui parle ainsi? C’est un vieillard que je connais trop, c’est le Temps.

Shakespeare, après avoir terminé le troisième acte du Conte d’Hiver , s’arrête pour laisser à la petite Perdita le temps de croître en sagesse et en beauté, et quand il rouvre la scène, il y évoque l’antique Porte-faux, pour rendre raison aux spectateurs des longs jours qui ont pesé sur la tête du jaloux Léontes.

J’ai laissé dans ce journal, comme Shakespeare dans sa comédie, un long intervalle dans l’oubli, et je fais, à l’exemple du poète, intervenir le Temps, pour expliquer l’omission de six années. Voilà six ans, en effet, que je n’ai écrit une ligne dans ce cahier, et je n’ai pas, hélas! en reprenant la plume, à décrire une Perdita «grandie dans la grâce». La jeunesse et la beauté sont les compagnes fidèles des poètes. Ces fantômes charmants nous visitent à peine, nous autres, l’espace d’une saison. Nous ne savons pas les fixer. Si l’ombre de quelque Perdita s’avisait, par un inconcevable caprice, de traverser ma cervelle, elle s’y froisserait horriblement à des tas de parchemin racorni. Heureux les poètes! leurs cheveux blancs n’effarouchent point les ombres flottantes des Hélène, des Francesca, des Juliette, des Julie et des Dorothée! Et le nez seul de Sylvestre Bonnard mettrait en fuite tout l’essaim des grandes amoureuses.