Изменить стиль страницы

Lettre 51. Gaudet, à Ursule.

[Adresse du corrupteur, pour faire aller jusqu’à la sœur, ce qu’il a dit au frère, et pis encore.].

3 juin.

Je suis en commerce de lettres avec votre frère, mademoiselle: et quoique nous soyons dans la même ville, nous traitons par écrit. Comme votre situation présente vous prive de tous les divertissements et de tous les plaisirs, je pense que la lecture de notre correspondance vous distraira, et pourra vous instruire: j’ai gardé le brouillon de mes lettres, et je vais vous copier les siennes, ainsi que deux de la belle Parangon, qu’il a bien voulu me confier.

Ici Gaudet place tout au long les CI, CII, CIII, CIV, CV, CVIèmes lettres du PAYSAN.

Vous voyez que l’adorable Parangon ne dédaigne pas d’entrer en lice avec moi, et je veux bien vous prendre pour juge, quoique je puisse vous soupçonner d’un peu de partialité.

Dans votre famille on a de la piété, comme nos militaires ont de l’honneur; c’est une sorte d’esprit de famille. Elle y est onctueuse, touchante, et la source de mille vertus sociales, telles que la bonté, la foi, l’honneur, la bonne opinion des autres, la candeur. Cette piété naturelle et vraie est ce qu’il faut à une famille de village, pour être honorée, considérée, en un mot pour être heureuse avec des gens bonasses, et qui, si quelquefois ils sont impies, n’ont pas assez de lumières pour l’être par principes. Mais à la ville, c’est tout autre chose! votre piété, telle qu’elle existe dans la maison paternelle, ne serait qu’un ridicule. En effet, la piété est ici bien différente de la vraie piété, elle participe du parti que suivent les dévots, dont voici le caractère général. Ils méprisent tout le monde, parce qu’ils croient les autres hommes capables de tous les vices; ils sont défiants par cette raison, et d’un orgueil insupportable: comme ils n’ont qu’un seul frein, la religion, qu’ils ne connaissent ni l’honneur, ni la réciprocité, ni l’intérêt patriotique (ils y substituent celui de leur secte), ils s’imaginent que, dès qu’on n’a pas leur frein, on n’en a plus: ils n’ont pas d’idée d’une vertu philosophique; ils méprisent même dédaigneusement cette sorte de vertu: ce qui leur est commun avec ceux qui n’étant pas dévots, comme les F**, les S***, et d’autres mauvais sujets de cette espèce, ont pris le langage de la dévotion par intérêt, par fourberie, par bassesse, et calomnient la philosophie, pour en imposer aux chefs d’une clique. Persuadés que tout ce qui les entoure, n’est que tison d’enfer, les dévots sont sans pitié: ils brûleraient, poignarderaient quiconque ne pense pas comme eux, si la sagesse des lois civiles ne les en empêchait; à leurs yeux, ce ne serait avancer que de quelques années les supplices de l’enfer aux réprouvés, qui ne sont pas leur prochain. Voilà pour les dévots en général.

Ils se subdivisent ensuite en deux sectes: les rigoristes et les relâchés . Les premiers faisant Dieu atroce comme eux, pensent qu’il ne se plaît que dans les larmes, les gémissements et les souffrances de ses enfants. Partisans d’un fatalisme, contradictoires dans leurs idées, ils nient la liberté de nos actions, et par conséquent leur moralité; ils assurent que nous ne pouvons rien de bien par nous-mêmes; et ils n’en précipitent pas moins au fond de l’enfer les malheureux humains, pour une infinité de crimes imaginaires. Ceux-ci sont les plus orgueilleux des dévots: ils se guindent à une perfection ridicule, et de là ils insultent au reste des hommes qui valent mieux qu’eux: dès qu’on rit, dès qu’on danse, dès qu’on s’amuse, soit au spectacle, soit à la promenade, soit à table, ou à quelque autre jouissance, ils vous damnent. Un d’entre eux, appelé Nicole , respirait avec délices l’odeur des latrines et des voiries, pour mortifier sa chair par le sens de l’odorat: quelle folie!

Les relâchés sont plus humains: mais ils ne prennent que l’écorce de la religion; ils en font une vraie momerie; ils ne veulent que des signes extérieurs, et du reste, ils se livrent à tous leurs penchants, comme s’ils n’avaient aucun frein: selon eux, une salutation, en passant devant l’image de la Vierge, efface tous les péchés, etc. Il en est cependant, parmi ces derniers, qui ont une piété délicieuse, inconnue des sots; elle consiste à trouver son bonheur dans les pratiques extérieures de la religion, qui donnent le contentement du cœur, et la parfaite quiétude de l’âme: quand ces dévots-là ont été à la messe, qu’ils ont récité leurs prières, fait quelques aumônes, vous les voyez satisfaits et radieux; ils mangent avec plaisir et sans scrupule les mets les plus délicats; ils ne méprisent que faiblement le reste du genre humain; ils sont compatissants, etc. Il est, dans cette classe d’heureux par la religion, différents degrés. J’en ai connu qui jouissaient d’une béatitude complète, ou à peu près. C’étaient de bonnes âmes, qui attachaient à leurs pratiques une importance d’autant plus grande, qu’ils étaient persuadés que Dieu les voyait, les écoutait avec plaisir, et faisait grâce) en leur faveur, à une infinité de misérables pécheurs sans dévotion: ce commerce intime avec l’Être suprême les ravissait. Ils le croyaient souverainement bon, et ne songeaient à lui qu’avec des transports d’amour. De sorte qu’on voit dans ces deux sectes une grande inconséquence! le rigoriste, pour achever d’être absurde, se fait un Dieu cruel, qu’il force ses partisans d’aimer par-dessus toutes choses, sous peine de l’enfer; tandis que le relâché, qui a la piété véritable, tout en soutenant que cet amour n’est pas absolument nécessaire (parce qu’en effet il est impossible à tous les hommes de le ressentir) est néanmoins le seul qui aime Dieu.

D’après cette exposition vraie, belle Ursule, vous voyez le parti qui vous reste à prendre. Soyez femme du monde, et n’embrassez aucune secte, à moins que vous ne soyez susceptible d’être de celle des heureux dévots, qui aiment un Dieu indulgent. C’est la seule idée de Être suprême qu’il est à, propos de conserver. J’aurais peut-être bien fait de n’en pas dire davantage à Edmond. Car votre frère est un grand enfant, comme je crois le lui avoir marqué: ce qui ne signifie pas qu’il manque d’esprit; mais il sent trop vivement, et même trop puérilement; c’est-à-dire qu’il se laisse mollement entraîner, comme les enfants, à tout ce qui l’affecte: je ne le trouve tenace que dans son goût pour la belle prude, que j’aime et révère autant que si elle ne l’était pas. Cela fait deux singuliers êtres, que le sort a là rassemblés! Il faut avouer qu’ils sont bien faits pour se tourmenter! L’une a beaucoup de vertu, et encore plus d’amour; l’autre a les passions fougueuses, mais l’âme faible; il ne peut que violer, ou langoureusement soupirer aux pieds de sa belle: il a d’ailleurs des idées à lui: par exemple, la manie de la paternité le possède: il a manqué sa vocation; le sort aurait dû le faire naître Commandeur des Croyants; il aurait eu de quoi se satisfaire avec un nombreux sérail, et il aurait donné de l’ouvrage à son successeur, s’il avait fallu faire étrangler tout cela. Au reste, cette manie est peut-être la plus noble; et si j’en ris, c’est qu’il faut rire de tout. La belle prude va le servir à son goût: et il faut avouer qu’avoir un enfant de cette vertu cardinale (passez-moi l’expression), est un ragoût auquel personne ne serait indifférent. Je sens cela: je vois combien il sera glorieux pour Edmond d’avoir à lui un petit être qui lui sera commun avec elle; c’est un lien bien fort que celui-là!… C’est aussi, mademoiselle, ce qui doit vous déterminer à nous laisser employer tous nos efforts pour vous faire marquise. Qu’importe que le marquis vous plaise ou non? C’est son titre que vous épouserez, et le père de votre enfant que vous lierez à vous. Soyez sûre que votre fils (si c’en est un) vous rendra le marquis supportable, le haïssiez-vous à la rage: c’est une expérience que toutes les femmes ont faites. Ces héros de l’ancienne Grèce, qui violaient les filles, tuaient leurs pères, la plupart du temps, pour les avoir, en étaient d’abord abhorrés: mais les avaient-ils rendues mères, ils en étaient chéris. Ainsi, que le plus ou le moins de goût ne vous arrête pas. Au reste, le marquis n’est pas votre unique ressource: vous en aurez mille dans ce pays-ci; et je vous aimerais autant Ninon que marquise, sans vos parents et votre frère. Une autre chose, que j’ai grande envie de vous dire depuis longtemps, et que la gêne qu’on met à nos entretiens m’a encore empêché de pouvoir vous communiquer; c’est qu’il faut vous lier, Edmond et vous, de manière que l’un porte l’autre à la fortune; et le moyen le plus simple pour cela, c’est d’agir, lui, comme s’il n’avait en vue que votre avantage; et vous, que le sien. Dans tout ce que vous ferez, il faudra toujours vous dire: Qu’en résultera-t-il pour mon frère? je vous prédis qu’il n’y a pas de meilleur moyen de faire votre chemin l’un et l’autre, et de vous rendre heureux à jamais: en pensant à votre frère, vous ferez mieux vos affaires, qu’en ne pensant qu’à vous seule: et lui, en sacrifiant tout pour vous mettre dans une situation brillante travaillera plus efficacement pour lui-même que s’il vous oubliait. Que désormais ce soit là votre pierre de touche, à chaque fois que vous aurez un parti à prendre… C’est ce qui fait que je ne pense point du tout au conseiller, qui ne peut que vous enterrer à Au**, et vous ôter au monde, pour lequel vous êtes faite. J’entrevois sous le petit air malade, que vous avez à présent, qu’après votre liberté, vous serez plus brillante que jamais: rassurez-vous sur la perte que vous avez faite; votre fleur renaîtra de sa cendre, et vous allez avoir une saison, où vous serez plus agréable demi-femme que fille. Vous pouvez en avoir fait l’observation, sur les femmes, et les filles de ce pays-ci; quant à moi, je me suis plus très souvent à la faire sur les nouvelles mariées: filles, c’étaient de belles fleurs, mais un peu après, et trop vives en couleur; femmes, elles joignaient à leurs attraits quelque chose d’un peu fatigué, mais si délicieux, qu’elles inspiraient dix fois plus de volupté que dans leur première fraîcheur. C’est par cette raison que dans, ce pays-ci, où les bons gourmets en plaisir s’entendent bien autrement à ce qui leur convient, que partout ailleurs, une belle n’en est que plus recherchée, quand elle est femme: il ne faut pas croire qu’il y ait là une perversité morale, et un espoir de plaisirs plus faciles, à l’abri des conséquences; cela y entre bien pour quelque chose; mais le physique est une cause plus puissante et toujours durable. En effet, la femme a quelque chose de mol et de voluptueux, dans sa démarche, dans ses manières, qui, lui vient de la connaissance du plaisir et de l’habitude de le goûter, que n’a pas la fille, ou que celle-ci, lorsqu’elle s’est furtivement échappée, n’a goûté que très imparfaitement: au lieu que la femme s’abandonne à cet air qu’elle se doute qu’elle a: parce qu’elle se croit, avec raison, dispensée de la prude réserve des filles. C’est à prendre cet air que je vous invite, après votre liberté comme le marquis a eu la bonté de se comporter de manière avec vous que vous n’avez aucun tort, vous ne risquez rien de sentir un peu la femme; et si l’on approfondissait, qu’on découvrît, eh bien, qu’en serait-il? je crois qu’il n’y a rien de si glorieux pour une femme, ni qui la rende si intéressante, qui excite davantage les désirs que sa beauté fait naître, que d’avoir été… ce que vous avez été par le marquis. Le violeur est odieux: mais la violée est toujours intéressante. Il lui reste une sorte de virginité, que les hommes ne trouvent pas moins délicieuse à moissonner que l’autre; celle du consentement du cœur. Et ils ont raison. Vous n’en seriez donc que plus excitante, et peut-être même plus mariable. Mais ne portons pas encore nos vues jusque-là; les circonstances nous détermineront. En attendant soyez sûre que plus vous acquerrez de légèreté, de ce ton absolument opposé à la bonhomie de votre famille, si peu faite pour la figure noblement voluptueuse qui m’y paraît héréditaire, et plus facilement vous subjuguerez, et le marquis, et tous eux que vous aurez intérêt de subjuguer. J’ai décidé que nous ferions ensemble un petit cours de philosophie morale: vous m’entendrez mieux que votre frère, et c’est par vous que je veux aller à lui.