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Quinze jours par après, nos deux frères sont encore allés voir leurs maîtresses. Mais à leur arrivée, il y avait bien du rabat-joie pour le pauvre Bertrand! Un riche monsieur avait demandé Edmée; et le père, qui voyait l’avantage de sa fille, et qui ne savait rien de rien au sujet de Bertrand, l’allait peut-être donner; mais Catherine l’en a empêché, à force de le prier. Edmée elle-même, qui comptait sur Edmond, se désolait, et faisait parler sa sœur, n’osant rien dire que refuser avec timidité. Là-dessus Edmond, à qui nos frères sont venus le dire, a été trouver le père, et a parlé net pour Bertrand. Ce bon et cher homme a vu plus d’agrément pour ses filles à épouser les deux frères, et ce motif seul l’a déterminé au refus du monsieur. Mais dès que le père a eu le secret de l’échange qu’Edmond voulait faire, il l’a bien vite dit à sa fille cadette, qui n’y comprenait rien; il a bien fallu qu’Edmond lui expliquât tout cela; et il l’a fait. Mais quelle peine! avec quelle adresse il a tourné ça! Oh! il a bien de l’esprit! d’après ce que nous ont conté nos frères. Mais, il a pourtant tout arrangé le mieux du monde, et la pauvre Edmée, autant par la crainte de sa sœur, que pour complaire à son père, et parce que Bertrand ressemble à Edmond qu’elle ne peut plus avoir, a consenti à demi.

Mais il faut te dire à présent que ce beau cavalier, qui la demandait, était M. Gaudet; et comme il ne pouvait l’épouser, il est en être qu’il ne voulait que l’ôter à Edmond, à celle fin de lui faire faire un mariage plus sortable au train de vie qu’il faut qu’il mène dans le monde. Edmond a su tout ça de son ami lui-même, et il nous l’a écrit par une lettre qui vaut quasi un sermon, et où il y a tant de choses que je ne sais pas, que je ne me trouve pas partie capable d’en juger.

Au troisième voyage de nos deux frères, tout a été décidé: c’est Mme Parangon (à qui il faut apparemment que nous devions toujours), qui a parachevé de faire consentir Edmée à recevoir Bertrand comme son futur. Nos frères, à leur retour ici, nous ont appris cette heureuse nouvelle, et que le jour était pris. On a donc publié les bans, et le temps arrivé, nous avons tout préparé, afin de partir pour Au**, ne devant laisser à la maison que celui qui est le plus en état d’y remplacer tout le monde. La veille au soir, notre père nous a lu dans la sainte Bible, l’histoire du mariage d’Isaac avec Rebecca, et de celui de Tobie avec Sarah, fille de Raguel, afin de donner à nos deux frères une instruction indirecte. Ensuite il s’est levé, et nous voyant tous autour de lui, en ce moment de joie, il nous a dit: «Mes chers enfants, voici, je crois, d’heureux mariages, que la bonté de Dieu nous prépare. Priez tous Dieu en cet instant pour celui qui nous les a procurés; car ce pauvre et cher enfant est embarqué sur une mer tempêteuse, et battue de l’orage et des vents.» Et il s’est mis à genoux le premier, et il a prononcé la prière: «Mon Dieu, qui m’avez fait père de ces enfants, faites aussi, je vous supplie, que tous et un chacun d’eux se portent au bien envers vous et envers le prochain: mais, principalement, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, jetez un œil de clémence et de miséricorde sur le pauvre Edmond, que vous m’avez donné dans votre faveur et bonté, pour doublement porter mon nom, comme mon fils aîné porte doublement celui de mon digne père, et daignez ratifier les vœux que forment, la face prosternée, votre serviteur, et toute sa famille, qui vous honore et vous connaît comme son vrai Dieu, pour Edmond R**, exposé à la ville aux dangers de la séduction du monde; et pour Ursule R**, fille de votre serviteur et de votre servante Barbe, mon épouse, qui est remplie de votre sainte crainte, et qui vous a servi tous les jours de sa vie en humilité, remplissant tous ses devoirs de femme et de mère, afin que cette chère enfant soit préservée des embûches du monde et des méchants. Daignez, Seigneur, pareillement exaucer les vœux sincères, que font en union avec moi, mon fils aîné Pierre R**, porte-nom de mon digne père (le placiez vous dans votre sein!), George R** (dont veuillez bénir le mariage!), Bertrand R**, naïf et simple comme le jeune Tobie (dont veuillez bénir aussi le mariage!), Augustin-Nicolas R**, adolescent, et Charles R**, encore dans l’innocence: ainsi que mes filles, Brigitte R**, Marthe R**, Marianne R**, Christine R**, Claudine R**, Elisabeth R** et Catherine R**; tous vos humbles serviteurs et servantes, qui vous prions pour notre fils et notre fille, notre frère et notre sœur qui sont à la ville; afin que vous les préserviez de pécher, et les mainteniez dans votre sainte crainte, et en tout bien et vertu envers les hommes, jusqu’au dernier moment de leur vie. Amen .» Et s’étant levé, il a fait avancer nos deux frères destinés au mariage, comme il avait fait à mon mari, la veille du nôtre, devant le portrait de Pierre R** son père: et là, il leur a dit: «Mes fils, prêts à entrer dans le saint état de mariage, rendons nos respects et devoirs à mon digne père, et ayons d’abord sa bénédiction… Puis, je vous donne la mienne. Je les bénis, mon Dieu, de ma bénédiction paternelle; que votre divine clémence et majesté la ratifie, comme elle le fait toujours à l’égard des bons pères et des bons enfants! Amen .» Et tous nous répétions amen; aucun de nous ne manquant de s’unir de cœur et d’affection à tout ce que faisait ce bon et respectable père de famille.

Le lendemain nous sommes partis pour Au**; et ç’a été une des plus agréables noces qu’on puisse voir, à commencer de l’instant de l’arrivée de nos père et mère, jusqu’au départ. Toutes les louanges qu’on me faisait d’Edmée et de Catherine ne me donnaient pas d’idée de ce que j’ai vu, en l’une de franchise aimable, en l’autre de bonté, beauté, décence, douceur, et de tout ce qui est vertu de femme, sans en omettre la moindre. Pour vous donner une idée, très chère sœur, de ce mariage, et de tout ce qui s’est passé, tracé par une plume meilleure que la mienne, je vais vous transcrire ici la lettre qu’Edmond a écrite à mon mari pendant les noces; car ce garçon-là n’oublie rien, et s’il a quelques défauts, il faut dire qu’il les rachète par bien des qualités!

[Nous ne rapportons pas cette lettre, qui est la LXXXIIIème du PAYSAN.].

Voilà un récit bien agréablement circonstancié! Mais il faut y ajouter quelque chose, que m’a dit Edmée, et que notre frère ne peut ni ne doit savoir. C’est qu’Edmée, en se donnant à Bertrand, a exigé de lui la promesse qu’il consentirait à n’être tout à fait son mari, que quand elle n’aurait plus de raisons à lui opposer. Et ces raisons (admire un peu la délicatesse de cette aimable sœur!) c’est qu’elle aime encore Edmond, et qu’elle veut tout à fait l’arracher de son cœur, avant d’être à son mari comme femme; en attendant, elle n’y est que comme bonne amie. Je n’approuve pas absolument ça, et je lui en ai dit mon sentiment, qui lui a fait impression, et elle m’a fait dire par sa sœur qu’elle y penserait. Ce qui m’a portée à être si rigoureuse en son endroit, c’est une seconde lettre d’Edmond que nous venons de recevoir, et que je ne vous envoie pas, ma chère sœur.

25 août.

Je continue ma relation, pour vous dire que nos deux belles-sœurs viennent d’arriver ici, avec leurs maris, et qu’elles font l’admiration de tout le village: car Edmée est si jolie, qu’elle embellit sa sœur, et celle-ci est si entendue pour le ménage, qu’elle en a donné des leçons à notre pauvre Brigitte, qui en est toute étonnée. À Au**, c’est la sœur Georget (nous l’appelons comme ça, et Edmée la sœur Bertrand ), c’est la sœur Georget qui est la mère; car les deux ménages n’en font qu’un avec le père, qui est toujours chef et maître: notre digne père a donné là-dessus ses ordres à ses deux fils, avant de partir, d’un air et d’un ton qui le font toujours obéir. Cela n’était pas difficile à l’égard de Bertrand, mais Georget est un peu têtu; aussi est-ce à lui que notre père et maître a principalement signifié sa volonté. En récompense, il est comme maître de son frère, et Catherine est comme maîtresse d’Edmée; et les deux douces brebiettes, Bertrand et Edmée, ne demandent pas mieux que d’obéir, ils ne requèrent que la douceur dans le commandement. Ainsi, tout va bien. Notre bonne mère ne peut se lasser de caresser son Edmée; et tout à l’heure, la bonne et excellente femme nous a appelées Catherine et moi: «Mes chères brus, nous a-t-elle dit, pardonnez-moi si je caresse tant votre sœur; mais c’est qu’elle est si mignardonne, qu’on ne s’en saurait empêcher… Et puis… c’est… qu’elle me vient d’Edmond, qui l’a tant aimée!…» Et la chère femme ne se pouvait tenir; car dès qu’elle dit le nom de son pauvre Edmond et de sa pauvre Ursule, elle les cherche d’abord des yeux, tout autour d’elle, et comme elle ne les trouve pas, on voit les larmes rouler dans ses yeux; et tout ce qu’il y a à faire, c’est d’en dire tant de bien, tant de bien, qu’on les porte aux nues; et elle se rassoit tout doucement en écoutant ça, finissant par dire, toute joyeuse: «N’est-ce pas que ça fait de beaux et bons enfants?» On dit oui. Et elle se met à conter tout ce que vous avez fait de bien dans votre jeunesse; ensuite quelques-uns de vos petits tours, qui la font sourire; et nous avons soin de rompre la conversation, quand elle en est là: car ça finirait par vous pleurer. Ça fait une femme si sensible, que depuis votre absence, elle a besoin de toute sorte de ménagement. Ainsi sa bru Edmée nous fait bien du plaisir à tous, tant à cause de son propre mérite, qu’à cause de cette bonne mère; et nous la caressons tous comme elle: si bien qu’Edmée ne sait où se fourrer; elle va, pour se délivrer de nous, auprès de son mari: c’est pis; elle va auprès de notre père: oh! dame là, personne n’est si osé que de l’approcher. Et on voit que le vieillard la regarde avec complaisance, ne l’appelant que la fille de mon ami , et lui disant parfois qu’elle est le don le plus beau que lui ait fait son fils Edmond. «Et nous, mon père? a dit Catherine en riant, et me montrant. – Vous, mes chères filles! ah! vous êtes ce dont je remercie le Ciel; car l’une et l’autre avez le mérite que j’ai toujours désiré dans celles qui seraient mes brus: mais il ne m’irait pas de vous louer; ma bru Fanchon (que Dieu la conserve!) m’a donné tout ce qu’on peut donner à un beau-père, le bonheur de mon fils, et mon porte-nom, dans mon petit-fils; que Dieu la bénisse! mais ma bouche se refuse à louer son mérite, à cause de sa pudeur et modestie. Quant à vous, ma chère Catherine, vous êtes aussi la fille de mon ami , et la bonté, la joie, qui siègent sur vos lèvres et dans les traces de votre rire, indiquent le bon et innocent cœur dont elles sortent; mais je loue Edmée, non qu’elle soit moins modeste que son aînée Fanchon et son aînée Catherine, mais elle est à mes yeux comme les jolis enfants, qu’on flatte, qu’on caresse, et qu’on loue sans y penser, et par la force du vrai. – Ô mon père, a dit Catherine, j’ai badiné (et pardon de ce que je l’ai osé avec vous!) car je connais votre cœur; il est sur vos lèvres, et votre amitié pour Edmée est tout comme celle de notre bonne mère, c’est qu’elle vous vient de votre Edmond; et je vous le pardonne; car ça fait un fripon qui gagne tout le monde, et moi la première: et s’il ne vaut rien, je vous en avertis! Ah! qu’il en sait long!» (Et notre bon père a comme ri.) «Pour ce qui est de cette sœur Ursule, dont j’entends parler ici si souvent: Elle est aussi jolie que ma sœur Ursule , car voilà comme on loue Edmée, n’est-ce pas aussi une fine mouche, qui aura fait la capone auprès de sa bonne mère, pour s’emparer de tout son cœur? Mais vous êtes justes tous deux, et vous nous le partagez également à tous: car je suis sûre qu’Edmée ni Ursule ne vous sont pas plus chères que moi, qui suis un peu ébruiteuse , mais qui porte le cœur sur la main.» Ce babil a beaucoup plu à notre père, à qui tout ce qui vient des deux sœurs paraît bon et excellent; il était tout ému de joie et de plaisir, de s’entendre parler avec cette liberté. Ainsi tu vois, ma chère bonne amie sœur, que nous ne manquons pas d’agrément, depuis que nous avons ici ces deux aimables femmes.