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Lettre 168. Edmond, à Ursule.

[L’infortuné Edmond, sans doute après avoir quitté Laure, écrivit ou plutôt commença d’écrire cette lettre folle; quoiqu’il n’en parle pas dans la CCXXIIème lettre du PAYSAN, à cause du. trouble qui l’agitait. Il, lui reproche tout ce qu’ils ont fait ensemble, et lui peint l’horreur que doit inspirer son nom. Ce fut après ou avant cette lettre que le pauvre malheureux sortit, pour aller faire le coup le plus funeste de tous ceux qu’il eût encore fait.].

date ignorée.

Le puni de Dieu et des hommes écrit à celle qui mérite, comme lui, d’être punie de Dieu et des hommes, à Ursule R**, la plus coupable des filles que jamais femme ait portée dans son flanc. Voici ce que dit le puni de Dieu, à la plus coupable des filles : «le poignard est levé; l’ange de la colère le tient suspendu sur le cœur de la coupable, pour le percer du coup mortel; parce qu’ayant péché grièvement, elle ne s’est point reconnue: le Dieu des vengeances a lui-même armé le bras de son complice pour la punir, en la frappant au cœur; fille perdue, dont le cœur est impur, comment ne rougis-tu pas des ordures qui te couvrent de la tête aux pieds? Comment te complais-tu dans, la sentine de tes vices et de tes iniquités?» Serais-tu plus coupable que ton complice, et le Dieu des vengeances t’aurait-il réservée à l’éternelle damnation?… Non! non! frappe, frappe, frappe-la et tu la purifieras. Est-ce l’ange des vengeances, est-ce un esprit infernal qui vient de me répondre?… C’est l’ange des vengeances, détaché du trône du Dieu terrible, devant lequel il assiste, pour écouter la condamnation des coupables… Ursule, quand un criminel a trempé sa main dans le sang, le sang fumant crie vengeance, et sa voix monte jusqu’au trône de Dieu: et aussitôt l’ange terrible écoute la sentence du coupable; il l’écrit avec le sang du meurtri, et il vient l’attacher invisiblement au front du meurtrier , jusqu’à ce qu’il soit conduit en présence des juges: alors, malgré ses dénis, les juges lisent la sentence de sang apposée sur son front, et ils le condamnent à l’échafaud!

Quand: toi et moi, nous eûmes commis nos crimes affreux, qui font dresser les cheveux à la tête, l’ange de la mort en porta le scandale jusqu’aux pieds du trône de Dieu, et il dit: «Ô Dieu! deux infâmes le frère et la sœur, ont profané l’existence que tu leur as donnée: les voilà au rang des brutes; ils ont abjuré la raison que tu leur as donnée; vois-les, Seigneur, au rang des brutes! Et le Seigneur lui dit: «Qu’ils soient punis d’un supplice terrible et nouveau. – De quel supplice, Seigneur? – Ange de la mort et de ma vengeance, arme le bras du frère contre la sœur; frappe celle-ci par la main du plus coupable; je me réserve ensuite la punition du fratricide.» Cet arrêt fut écrit en lettres de sang sur ton front et sur le mien; je vais l’exécuter… Me voilà bourreau: où sont les roues et les gibets, que j’exerce mon sanguinaire office! Non, je ne suis nommé, par l’ange de la mort, que pour punir ma complice; et quant à moi, mon supplice est confié au désespoir… Que de crimes j’ai commis! Dieu! que de crimes!… Père, mère, parricidés; amie violée, insultée, nos corps profanés, incestués, prostitués, corrompus!… Quoi! tu ne rougis pas de tes crimes! Tu vis avec le marquis, à qui je t’ai prostituée!… Ô prostituée!… Mais je suis le prostitueur. Tournons le poignard contre mon cœur; c’est moi qui l’ai prostituée!… Je ne la frapperai pas!… Non! frappe, frappe, frappe-la au cœur! Voix terrible! Voix épouvantable, que me veux-tu? Frappe, frappe, frappe-la au cœur… Je ne la frapperai pas! – Frappe, frappe, frappe-la au cœur! son sang versé de ta main criminelle la purifiera. Elle, ou toi, vous êtes à jamais perdus. Je frappe… meurs, meurs, meurs!… Elle est morte… À présent que mon nom soit un éternel sujet d’effroi… J’ai frappé, j’ai tué ma sœur! qui me tuera? – Moi… Ange terrible! frappe! ne m’épargne pas! – Je frapperai quand il en sera temps; je t’écraserai sous mes pieds, comme un reptile venimeux; je te ferai descendre dans la tombe: point de grâce. Je n’en demande pas, ange terrible! mais sauve mon âme…

Allons porter ma lettre… À qui? Elle , est morte; je l’ai poignardée… son sang ruisselait… Je l’ai vue tomber… Comment me nommera-t-on? Comment me nommera ma mère, qui m’avait confié sa fille?… ma mère que j’ai fait mourir de douleur?… Ah!… et je poignarde sa fille, dont elle m’avait établi le défenseur!… On me nommera le parricide, le fratricide, l’ingrat, le parjure, le monstre, le puni de Dieu et des hommes. Les gens du pays, quand ils prononceront mon nom, frémiront d’horreur. Ils se conteront mon histoire, en frémissant; ils la chanteront en complainte: mon nom prononcé le soir à la veillée, épouvantera les jeunes garçons et les jeunes filles… Les endroits où mes camarades ont été avec moi dans ma jeunesse, seront abandonnés; on craindra d’y voir revenir mon ombre traînant ses chaînes. En prononçant le nom d’Edmond, avant que je le portasse, on avait l’idée de la bonté, de la douceur; après que je l’ai eu profané, ce nom si doux, si aimé, qu’a porté mon père, le père que j’ai fait mourir, on aura l’effrayante idée d’un incestueux, d’un fratricide, d’un parricide abominable… Oh! oh!…

Envoyons cette lettre à Ursule; à l’hôtel du marquis… Le marquis la verra! il tremblera! Ma main a fait couler son sang… J’ai bien répandu du sang! oh! que j’en ai versé!… J’ai bien tué en ma vie!… Je n’ai qu’une vie, et j’en ai tant ôté… Que de crimes!… Un bras me manque… On va me couper l’autre; on le coupe aux parricides; l’échafaud m’attend… Allons à l’échafaud, recevoir la mort de la main de l’ange qui a écrit ma sentence sur mon front avec le sang de ma sœur… Frappons, frappons, frappons-la. Meurs, incestueuse…

Nota. Cette lettre, qui n’est qu’un délire, fut trouvée dans la poche d’Edmond, le jour de sa mort: Mme Parangon la prit, ensuite Mme Zéphire, qui me l’a enfin remise. Je serais tenté de croire qu’au lieu d’avoir été écrite avant le coup funeste, elle ne le fut qu’après, dans un délire complet.