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Lettre 151. Mme Parangon, à Fanchon.

[Mme Parangon raconte comment elle a repris Ursule.].

1er avril.

Nous sommes arrivées ici d’avant-hier, ma chère Fanchon, Ursule et moi: je l’ai; je ne la quitterai plus. Elle est rétablie: sa difformité s’efface; un sourire est déjà revenu, depuis que nous sommes ensemble. Elle a des sentiments qui me pénètrent d’estime, et j’ose dire de vénération pour elle. Je commence par le plus pressé, comme vous avez fait quelquefois, mais je ne me dispenserai pas des détails, dont vous et toute votre estimable famille devez être très avides.

Vous savez que dès que j’ai su où était Ursule, je me suis préparée au départ. Le lendemain avec le jour, j’étais en route, et je croyais que la chaise qui me conduisait était immobile, tant mon impatience la gagnait de vitesse. J’arrivai le soir même à dix heures. Je descendis à la porte de la maison: mais tout était fermé; il aurait fallu des ordres du roi pour me faire ouvrir. Cependant je m’y obstinai, et l’on m’ouvrit. Sans m’expliquer, je demandai la Supérieure, une des plus respectables femmes que j’aie vues. Heureusement elle était encore debout, occupée à régler des comptes. Elle me reçut d’un air riant, et voyant mon air ardent et empressé, elle eut la bonté de me demander pour qui je m’intéressais? je répondis: «Pour Ursule R**. Je m’en doutais madame. Vous lui tenez, apparemment? – Ah! si je lui tiens! Oui, oui, madame!… Je vous en prie, donnez-la-moi ce soir! – C’est bien prompt!… On va l’avertir. Vous permettez que je sois témoin de votre entrevue, afin de connaître parfaitement quels sentiments elle a pour vous par son abord? C’est une fille que, nous estimons beaucoup ici! (Elle avait envoyé chercher Ursule). Sa conduite que rien ne nécessite, puisqu’elle est libre, et qu’elle reste volontairement, est un si beau modèle, que c’est une perte irréparable pour la maison qu’elle en sorte. Je ne sais si elle a été bien coupable; mais sa pénitence a été excessive je l’ai forcée à l’adoucir, tout en l’admirant, et elle m’a obéi, avec cette douceur et cette soumission qui caractérisent la vraie piété. Ces viles créatures, que nous avons ici, précieuses cependant, puisqu’elles ont une âme, ces créatures, qui ne respectent rien, honorent Ursule, et dans leur grossier vocabulaire, elles la louent, et lui donnent des marques de respect. La plus perdue de toutes, celle qui, renfermée ici pour la sixième fois, semblait pour les autres un levain de corruption et d’infamie, s’agenouille devant elle, et hier, lui demanda ses prières: de sorte que cette infortunée va peut-être devoir son salut à Ursule. Il en est sorti beaucoup de cette maison qui, instruites par elle, ont promis de quitter le vice; j’en connais plus de douze qui l’ont quitté, et à qui je fais passer les secours et les encouragements au bien que des personnes pieuses me confient… Mais voici Ursule: elle porte ici le nom de sœur Marie .» Ursule est entrée modestement, et ses yeux s’étant d’abord portés vers la supérieure, elle l’a saluée: puis se retournant vivement de mon côté, elle a paru me considérer sous mon habit de deuil avec une méditation profonde, dont elle est sortie par un cri, en se précipitant à mes genoux. J’étais si émue que je ne pouvais parler.

Cependant Ursule était prosternée, sans articuler une parole. Je l’ai voulu soulever: «Ah! Dieu! s’est-elle écriée, est-ce vous, madame, qui venez à moi! – Oui, ma chère fille. Je sus hier par ton frère aîné où tu étais, et me voilà; je n’ai pas perdu un seul instant! – Ô bonté!… que je ne mérite plus!… – Si, tu la mérites, puisque tu es nécessaire à mon cœur; puisque je t’aime, et que tu vas faire couler dans la paix le reste de mes jours… – Infortunée… – Je t’emmène, à l’instant: viens avec moi chez ma tante; ma sœur, ta tendre et constante amie, malgré ton oubli de tant d’années! ma sœur va te revoir avec autant de plaisir que j’en ai moi-même. – Non, non; je reste ici. – Et moi, je veux t’emmener; je l’ai promis à ta famille, et de ne te jamais quitter qu’à la mort; j’ai son aveu; c’est l’ordre de ton respectable père… – Arrêtez, madame: à ce mot je n’ai rien à répliquer: que voulez-vous que le fasse? Te préparer à sortir avec moi; Mme la supérieure le veut bien. – L’obéissance, madame, dit-elle à la supérieure passe le sacrifice: mon père a parlé, j’obéis, et je vais suivre la plus digne et la plus parfaite des femmes qui vivent dans le monde.» Elle a fait une révérence, en disant: J’emmènerai ma compagne, madame? – Vous le pouvez, a dit la supérieure: son temps de force est écoulé depuis longtemps; elle est libre…» Et s’adressant à moi, quand Ursule a été partie, elle m’a dit: «Cette entrevue me décide à vous laisser emmener votre amie dès ce soir: je ne vous demande pas qui vous êtes; la conversation que je viens d’entendre, m’en apprend assez. – Madame, je suis celle qui ai tiré cette infortunée du sein de sa famille et de sous les yeux de ses vertueux parents, pour lui faire trouver à la ville un sort plus doux. Et vous voyez à quoi j’ai réussi!».

Ursule est rentrée aussitôt avec une fille, qui a été sa femme de chambre et que l’abominable homme qui…, avait fait renfermer à l’hôpital pour trois ans. Nous sommes sorties toutes trois à onze heures, et nous nous sommes arrangées comme nous avons pu dans la chaise.

À notre arrivée chez Mme Canon, qui était au lit, et que j’ai défendu qu’on éveillât, j’ai mis Ursule dans la même chambre qu’elle avait autrefois occupée: elle n’a pu s’y revoir sans attendrissement, et elle est restée immobile, à repasser dans son esprit, à ce qu’il m’a paru, ce qui était arrivé depuis qu’elle avait quitté cet asile. Elle s’est mise à genoux, fondante en larmes, et priant, jusqu’au moment où ma sœur Fanchette, qui se levait pour nous recevoir, est entrée vers nous. Elle s’est jetée à mon cou sans voir Ursule, que je lui ai enfin montrée. «Ursule! Elle vit!… Ah! ma chère Ursule!…» Elle a voulu l’embrasser; Ursule l’en a empêchée de la main, en lui disant: «Fille aimable et pure, ne vous souillez pas!» Ma sœur interdite m’a regardée. Je lui ai dit qu’Ursule avait aussi refusé mon embrassement (j’avais oublié de vous le dire); mais Fanchette ayant voulu absolument l’embrasser, il a fallu qu’Ursule cédât; et je l’ai aussi embrassée à mon tour.

Le lendemain, j’ai été dès le matin à la chambre de votre sœur, de peur qu’elle ne me prévînt, en se présentant à ma tante. Je l’ai trouvée habillée, et à genoux. «Enfin, je renais, m’a-t-elle dit, dans cette chère maison: mais je ne suis plus digne que d’y être la servante de tout le monde. – J’y consens, pourvu que tout le monde y soit aussi la vôtre. Il faut que je salue Mme Canon; je l’ai entendue; elle est levée, et j’allais passer chez elle quand vous êtes entrée. Je l’ai craint: je ne veux pas que vous la voyiez sans moi, je vais m’habiller, et nous la verrons ensemble.» Tandis que je parlais, ma tante, qui venait d’apprendre mon arrivée, est entrée dans ma chambre, et ma sœur est venue m’avertir qu’elle m’y cherchait. J’y ai couru. Mais je ne l’y ai plus trouvée. Je me suis mise à m’habiller très à la hâte, à l’aide de Fanchette et de l’ancienne femme de chambre d’Ursule, que sa maîtresse m’avait envoyée. Mais pendant ce temps-là, ma tante qui avait entendu ma voix, a été dans la chambre d’Ursule, qu’elle a retrouvée à genoux. Elle l’a regardée, sans parler, ne la connaissant pas: puis s’avançant et lui voyant à demi le visage, elle a poussé un cri de frayeur, qui a fait lever Ursule, pour venir à elle. «Qui est-ce, qui est-ce? disait ma tante. – C’est la malheureuse Ursule, madame, qui vous demande le pardon, et des prières.» Ce dernier mot a confirmé ma pauvre tante dans sa première idée; elle s’est mise à genoux, et a récité tout ce qui lui est venu à l’esprit, en disant à Ursule qu’elle lui ferait dire des messes. Votre sœur, qui enfin a compris son erreur, et qu’elle l’avait effrayée, est aussitôt venue me chercher, afin que je la rassurasse. Mais ma présence même ne la persuadait pas. Elle croyait Ursule morte, et que c’était son ombre. Nous l’avons remise au lit avec la fièvre. Vous imaginez que je me suis bien repentie de ne l’avoir pas été d’abord prévenir: mais je ne m’attendais pas à ce qui est arrivé. Ursule était au désespoir de cet accident, que le grand âge de ma tante pouvait rendre dangereux: mais nous sommes parvenues dans la journée à la calmer, et le soir même, elle a voulu parler à Ursule, qu’elle à grondée comme une mère gronde sa fille. Nous avons pris jour au lendemain, pour lui faire le récit de tout ce qu’a souffert l’infortunée. À ce récit, que nous n’avons fait que lire, parce qu’Ursule l’avait écrit de sa main, et l’avait conservé, ma bonne tante tantôt fondait en larmes, et tantôt se mettait dans une vive colère contre Ursule, de ce qu’elle n’avait pas eu recours à elle. Moi-même, je n’ai pu, sans frémir, entendre… de si horribles choses, et Fanchette s’est trouvée mal. Vous verrez ce récit: cela passe toute imagination. Je ne crains qu’une chose, c’est que venant à faire une impression trop vive sur vos père et mère, il ne leur soit funeste.

J’ai ensuite dit à ma tante que l’air de ce pays n’était pas bon pour Ursule, à laquelle il rappelait trop vivement ses malheurs, et que je partirais dès le lendemain; mais que je lui laissais Fanchette. J’ai appris alors à Ursule que j’étais veuve, et que le deuil qu’elle voyait était celui de mon mari; que nous vivrions absolument ensemble chez moi, comme deux sœurs; que je la regarderais comme étant la mienne: et j’ai ajouté avec un sentiment cruel, et doux dans un autre sens, que c’était à plus d’un titre.

Le lendemain, je suis sortie avec ma sœur Fanchette, pour quelques achats que j’avais à faire; et je vous avouerai que je vis Edmond. M’a-t-il aperçue? c’est ce que j’ignore. Cela me fit penser, à mon retour, à lui écrire deux mots, pour lui annoncer que j’emmenais Ursule, et qu’il ne la cherchât plus où elle avait été. J’eus soins de ne lui faire tenir cette lettre qu’à l’instant de mon départ, et après m’être bien assurée de sa demeure, qui est rue Galande , près la place Maubert , chez un pâtissier, au quatrième: je vous la donne, pour que vous en fassiez usage, si vous le jugez à propos. Il me parut assez proprement vêtu; mais pâle, l’air inquiet et triste, marchant par bonds, et jetant souvent les yeux de côté et d’autre, comme un homme qui cherche quelqu’un. Sa vue m’a fait tressaillir, et je l’aurais peut-être appelé, si j’en avais eu la force. Mais il est disparu, à l’instant où j’en formais la résolution. Depuis j’en ai changé.