III
37
– Voilà, dit Horoshi, c'est là que l'histoire se termine. Mon maître n'a jamais pu oublier son épouse, comme il n'a jamais pu s'empêcher de la vénérer et de la peindre. Même lorsqu'il est devenu aveugle. Surtout lorsqu'il est devenu aveugle. C'est dans le noir le plus profond que Soseki a peint la blancheur, a découvert la pureté. Ensuite, il a découvert que la vraie lumière et les vraies couleurs demeurent à jamais intrinsèquement liées à la beauté de l'âme. Il a cultivé, à partir du visage d'une femme disparue, l'art absolu. Et il a maîtrisé la lumière et ses nuances à partir de l'absence totale de lumière. Du néant, il a extirpé la quintessence de l'art. C'est pour cela que Soseki est un grand artiste.
Le serviteur se tut un instant et Yuko fut pris d'un vertige. Il regarda le vieil homme et dit:
– Je sais où se trouve cette femme. Je l'ai rencontrée en venant ici. Elle est morte, mais c'est comme si elle était encore vivante. Elle habite un cercueil de verre. Elle est si belle que je suis resté une nuit entière à la contempler.
En disant cela, Yuko avait les yeux dans le vague, le regard encore embué par le souffle du rêve. L'his toire avait été longue et palpitante. Il était difficile de revenir dans le monde réel.
Horoshi se contenta de sourire au jeune homme et d'approuver d'un signe de la tête. Mais bien sûr il n'en crut rien.
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Le lendemain, près de la rivière argentée, Soseki demanda à Yuko de fermer les yeux et d'imaginer la blancheur.
– La blancheur n'est pas une couleur. C'est une absence de couleur. Ferme les yeux et dis-moi ce que tu vois.
– Maître, je vois un cercueil de verre dans la glace. Dans ce cercueil je vois le visage d'une femme. Elle est là, devant mes yeux. Elle est fragile comme un songe. C'est une jeune femme nue, blonde, européenne. Elle est morte. Elle dort sous un mètre de glace. Elle est au cœur de la province de Honshu, dans les Alpes japonaises. Elle a été funambule. Elle se nomme Neige. Et je sais où elle se trouve.
Le visage de Soseki se glaça à ces mots. Sans cesser de porter son regard mort à l'horizon qu'il ne voyait pas, il répondit:
– Qui es-tu pour savoir cela? Un envoyé des ténèbres? Personne ne sait où elle se trouve. La montagne l'a avalée. Il y a bien longtemps de cela.
– C'est faux. La montagne l'a digérée et a rendu son corps. Lentement, année après année, l'armée de la neige remonte son corps de la profondeur de la crevasse où elle a péri. Elle est là, à un mètre sous la glace. Elle est là, dans son cercueil de verre, intacte, aussi belle que vous l'avez connue. Je puis faire serment que je sais où elle se trouve. Je l'ai retrouvée par hasard, en traversant la montagne. J'ai été si saisi par sa beauté que je suis resté une nuit entière à la contempler. J'ai marqué d'une croix le lieu de sa tombe de glace. Si vous le désirez, je peux vous conduire jusqu'à elle.
Le maître comprit que Yuko disait la vérité et il ne put s'empêcher de verser une larme.
– Je savais qu'un jour elle m'enverrait un messager. Mais je ne savais pas que ce messager viendrait si tard dans ma vie.
Puis il se tourna vers Yuko et posa une main sur l'épaule du jeune homme.
– Dire que chaque jour depuis sa mort j'ai tenté de retrouver la beauté de neige de son visage, en peinture, en musique, en poème. Dire que son visage est maintenant à portée de regard. Et dire que je ne le verrai pas.
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Le lendemain, après le cours, Yuko demanda à Soseki:
– Avez-vous réfléchi à ma proposition? Quand désirez-vous que je vous amène devant la tombe de votre défunte femme?
Soseki soupira, puis il répondit d'une voix triste:
– Mon enfant. Je crois que ce voyage est inutile. Je suis persuadé que tu dis la vérité, mais quel intérêt pour un vieil aveugle de retrouver le tombeau d'une morte? Ma femme est en paix là où elle se trouve. Que son isolement soit respecté pour l'éternité.
Puis il quitta Yuko et disparut dans son jardin de fleurs.
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Un mois passa. Yuko n'osait plus parler de la jeune femme de la glace en présence du maître. D'ailleurs Soseki semblait ignorer leur secret.
Chaque jour, le maître se contentait de le saluer et commençait son cours. Puis il demeurait invisible le reste de la journée et restait muet lors du dîner.
Or, ce matin-là, debout près de la rivière argentée, le vieil aveugle lui dit:
– Yuko, tu deviendras un poète accompli lorsque, dans ton écriture, tu intégreras les notions de peinture, de calligraphie, de musique et de danse. Et surtout lorsque tu maîtriseras l'art du funambule.
Yuko se mit à sourire. Le maître n'avait pas oublié.
– Pourquoi l'art du funambule pourrait-il me servir r
Soseki posa sa main sur l'épaule du jeune homme, comme il l'avait déjà fait un mois plus tôt.
– Pourquoi? En vérité, le poète, le vrai poète, possède l'art du funambule. Écrire, c'est avancer mot à mot sur un fil de beauté, le fil d'un poème, d'une œuvre, d'une histoire couchée sur un papier de soie. Écrire, c'est avancer pas à pas, page après page, sur le chemin du livre. Le plus difficile, ce n'est pas de s'élever du sol et de tenir en équilibre, aidé du balancier de sa plume, sur le fil du langage. Ce n'est pas non plus d'aller tout droit, en une ligne continue parfois entre-coupée de vertiges aussi furtifs que la chute d'une virgule, ou que l'obstacle d'un point. Non, le plus difficile, pour le poète, c'est de rester continuellement sur ce fil qu'est l'écriture, de vivre chaque heure de sa vie à hauteur du rêve, de ne jamais redescendre, ne serait-ce qu'un instant, de la corde de son imaginaire. En vérité, le plus difficile, c'est de devenir un funambule du verbe.
Yuko remercia le maître de lui enseigner l'art d'une façon si subtile, si belle.
Soseki se contenta de sourire. Puis il dit :
– Nous partirons demain retrouver Neige.
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Ils partirent à l'aube. Yuko cheminait devant et Soseki le suivait au bruit de ses pas frappant le sol.
A chaque fois que le jeune homme voulait lui donner la main, lorsque la route présentait un danger, le maître refusait son aide et se défendait.
Le soir, ils dormaient chez l'habitant, sur des nattes disposées à même le sol. Lorsque, à l'entrée d'un village, Soseki déclinait son nom et sa profession, les portes s'ouvraient devant lui comme par magie. Le Japon tout entier semblait connaître cet homme de réputation. Yuko en fut émerveillé. Il comprit alors combien il avait de chance de suivre l'enseignement d'un tel professeur.
Il n'est pas donné à tout le monde de rencontrer des divinités de son vivant.
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Le voyage fut long, d'une blancheur incessante.
Blanc comme les cerisiers en fleurs.
Blanc comme le silence qui accompagnait les deux marcheurs.
Enfin, un matin, les premières cimes des montagnes apparurent. Le chemin se mit à monter lentement vers le ciel et sa pureté.
Ce furent les heures les plus délicates.
Soseki commença à montrer des signes de faiblesse. Mais Yuko feignit de les ignorer. D'ailleurs ils n'étaient plus très loin de la tombe de glace.
Le voyage touchait à sa fin.
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Lorsqu'il aperçut la croix, Yuko trembla d'émotion.
– Maître, s'écria-t-il, je l'ai retrouvée!
Le jeune homme se précipita sous le rocher, là où il avait découvert la tombe de Neige par une nuit de tempête, et il cria de surprise.
– Qu'y a-t-il? demanda Soseki avec inquiétude. Neige a-t-elle disparu à tout jamais au cœur de la montagne? Y a-t-il eu une avalanche?
– Non, dit Yuko. Bien au contraire. C'est comme si l'armée de la neige avait entendu notre appel et devancé notre venue. Neige est là. Mais son corps est encore plus près de nous que la dernière fois. Elle n'est plus qu à deux ou trois centimètres sous la glace. On peut presque la toucher.
Elle était là. Cette créature si belle, si nue, si blonde, fragile comme un songe. Elle était morte. Et pourtant elle semblait vivante. Elle dormait sous la glace. Et elle allait bientôt sortir de son tombeau.
Elle n'était pas vraiment nue, comme il l'avait cru la première fois, mais son habit de funambule était resté si longtemps sous la glace que la trame du tissu était devenue presque transparente. Et son corps si ténu, sa peau si diaphane en paraissaient plus fragiles encore.
Yuko se jeta sur le sol et gratta la glace de ses ongles. Enfin Neige apparut. Puis il prit la main de Soseki et la posa sur le visage de la jeune femme.
– Sentez-vous son visage? Sentez-vous sa peau?
La main du vieil homme caressa la joue de son amour perdu.
Soseki était aveugle. Mais il n'avait nul besoin de ses yeux pour reconnaître la courbe d'un visage.
Celui de la jeune femme était si bien conservé qu'une seule pression de la paume sur les paupières bleues lui suffit.
– C'est bien elle. C'est Neige. Tu ne m'as pas menti.
Alors il tomba à genoux et pleura à chaudes larmes la jeunesse retrouvée de sa vie.
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Soseki ne redescendit jamais de la montagne. Il s'allongea sur la glace, auprès de son amour et ferma les yeux.
Yuko tenta de le dissuader d'une telle folie mais le maître lui répondit d'une voix sereine:
– Laisse-moi en paix. J'ai trouvé ma place. Pour l'éternité.
Puis il s'endormit à côté du corps intact de la jeune femme.
Lorsqu'il mourut, il se laissa gagner par la blancheur du monde.
Il était heureux.
A hauteur du cœur.
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Yuko revint seul de la montagne
Alla vers le nord
Vers la neige.
Il ne se retourna jamais.
Il avança sur le chemin du retour, debout, comme sur un fil tendu entre le sud et le nord du Japon.
Comme un funambule.
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Lorsqu'il parvint enfin chez lui, son père le questionna sur son voyage et sur la portée de l'enseignement du maître. Mais Yuko ne répondit rien. Il s'enferma dans son atelier et n'en sortit pas pendant plusieurs jours.
Un matin pourtant, n'y tenant plus, le prêtre exigea la raison de cette réclusion volontaire. Yuko répondit:
– Père, Soseki n'est plus. Maintenant laissez-moi porter le deuil.