Soseki ne se lassait pas de la regarder. Sa femme était une danseuse de corde hors pair. Sur ce fil, Neige était si heureuse, si belle, si aérienne que chaque jour il remerciait le ciel de la lui avoir offerte.

Ses cheveux étaient blonds. Son regard était clair.

Et elle marchait dans les airs.

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Le spectacle fut fixé aux premiers jours de l'été. On vint de tout le pays pour assister aux prouesses de la jeune française. On raconte que l'empereur lui-même assista à la féerie, au côté du samouraï.

Lorsque Neige posa le pied sur le fil, la foule murmura. C'était si haut, si vertigineux, qu'elle ne semblait qu'un point blanc dans l'espace, un flocon de neige dans l'immensité du ciel.

Munie de son balancier, Neige évolua au-dessus du sol pendant plus d'une heure et demie, se rapprochant peu à peu de l'autre versant de la montagne. En bas on retenait son souffle. Un faux pas et c'était la mort assurée.

Mais la jeune femme, maîtrisant parfaitement son art, avançait irrémédiablement. Pas à pas. Souffle après souffle. Silence après silence. De vertige en vertige.

Jamais elle ne trébucha.

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Ce fut le fil qui cassa. Mal arrimé, sans doute, le câble se détacha de la roche, emportant avec lui la jeune femme et le balancier dans une chute de près de mille pieds. Du plus loin qu'on la vit disparaître, au cœur des Alpes japonaises, on la prit pour un oiseau tombant du ciel.

On ne retrouva jamais son corps, sans doute avalé par une crevasse. Neige était devenue neige et dormait dans le lit de la blancheur.

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Soseki ne se remit jamais de la perte de sa femme. Les deux serviteurs fautifs furent renvoyés sans autre forme de procès. On apprit quelques jours plus tard qu'ils s'étaient donné la mort en se jetant d'une falaise. Le samouraï n'en tira ni joie ni peine. Il ne voyait qu'une chose: son propre chagrin. Il ne savait qu'une chose: jamais il ne retrouverait la femme qu'il avait aimée. Jamais il ne reverrait Neige. Jamais il ne reverrait la beauté.

En regagnant sa demeure, maintenant vide de toute joie, il quitta son habit de guerrier. Il ne serait plus samouraï. Il ne serait plus officier de l'empereur.

Il se consacrerait désormais à l'éducation de sa fille et à l'art. A l'art absolu. Dans le visage de son enfant, reflet de son amour perdu, il puiserait à la source de l'inspiration, et dans l'art il trouverait l'équilibre que la disparition de la funambule avait perverti.

C'est ainsi qu'il devint, pour l'amour d'une femme, poète, musicien, calligraphe, danseur. Et peintre.

Car la peinture était bien entendu le lien le plus fidèle entre le visage perdu et l'art absolu, le moyen le plus sûr de retrouver Neige. Et c'est dans cet art-là que le maître excella.

Soseki acheta de nombreuses fournitures chez un marchand de couleurs – un chevalet de bois, plusieurs pinceaux en soie, une palette, une quantité infinie de colorants -, se fit construire une petite hutte dans son jardin et s'y enferma à double tour. Il passa là de longues années à peindre cette étrange morte que jamais plus il ne reverrait qu'en rêve.

Pourtant, Soseki ne se satisfit jamais de son travail. Ses tableaux, quoique superbes, lui semblaient trop colorés, peu ressemblants. Pour peindre Neige avec exactitude, il eût fallu un tableau entièrement blanc, vierge, épuré.

Comment peindre la blancheur? Chaque peinture de la jeune femme était belle mais ne ressemblait en rien à la neige.

Alors Soseki continua à perfectionner son art, jour après jour, nuit après nuit, sans jamais se lasser.

Puis il se mit à vieillir. Sa fille, déjà femme et déjà belle, fut envoyée à Tokyo pour parfaire son éducation. Le vieil homme se retrouva seul face à la toile. Il épuisa ses yeux à contempler l'image de sa femme disparue. Et un jour, à force de travail incessant, il devint aveugle.

C'est précisément ce jour-là que Soseki, dans la profondeur de sa cécité, peignit le plus blanc et le plus beau de tous ses portraits.