II

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Tout commença par magie. Un jour de l'hiver 18…, alors qu'il rentrait de la guerre, Soseki tomba amoureux d'une femme comme jamais il n'en avait rencontrée.

En ce temps-là, mon maître était samouraï de l'empereur.

Soseki avait participé à une cruelle bataille où son armée venait de remporter une éclatante, belle et imprévisible victoire. Il s'en revenait donc en vainqueur. Triomphant mais blessé. Un guerrier mort lui avait traversé l'épaule d'un coup de sabre après avoir eu la tête emportée par un boulet de canon. Il avait encore cette image devant les yeux: le goût de la boue et du sang plein la bouche, les guerriers de l'armée adverse se ruant sur lui, ce visage d'un ennemi traversé par le rictus de la haine. L'homme s'était jeté sur lui, prêt à l'embrocher. Puis il y avait eu la lame froide d'un sabre au-dessus de son front, une explosion, un fracas du tonnerre, et plus rien qu'un corps sans tête, un corps qui bougeait et marchait encore avant de s'effondrer sur lui et de lui planter le fil de sa lame dans l'épaule, de tout son poids de mort, comme pour mieux lui faire comprendre l'horreur d'un champ de bataille que ni l'un ni l'autre n'auraient dû connaître. Mais voilà. C'était le temps de l'honneur. C'étaient les joies de la guerre. Il fallait mourir ou revenir meurtri.

Le samouraï ne put jamais oublier l'image de cet homme sans tête. C'était ce qu'il lui avait été donné à voir de plus horrible de toute sa vie.

Après cela, il s'évanouit. On le laissa pour mort sur le champ de bataille. Il resta une nuit sous ce corps acéphale. Au matin, on finit par entendre ses gémissements. On retira le mort et on découvrit le visage horrifié de Soseki. On le soigna, mais il délira plusieurs jours. Une semaine plus tard, il avait encore la peur dans les yeux.

L'empereur vint le féliciter et Soseki en retira une certaine fierté, mais teintée tout de même par le regret de ce qu'il venait de vivre.

Lorsqu'il eut enfin recouvré ses forces, il prit le chemin du retour. Ce n'était pas tant sa blessure qui l'empêchait de continuer à guerroyer – il avait été blessé à six reprises depuis le début de la campagne – mais tout simplement le dégoût de la guerre. Lui qui avait consacré sa vie à l'armée venait de s'apercevoir qu'il n'aimait plus tuer.

Il quitta donc l'armée et s'en revint à pied chez lui. Et c'est là, sur le chemin du retour, que le miracle s'accomplit.

Transi de froid, à bout de forces, avec dans les yeux l'horreur de la guerre, seul dans l'épaisseur des ténèbres et de la tragédie qu'il venait de vivre, seul dans la profondeur de l'hiver, seul dans le vertige de sa solitude, seul dans son silence, alors qu'il aurait dû mourir cent fois de froid, de faim, de fatigue, de dépit et de lassitude, il survécut.

Il survécut parce que ce qu'il vit ce jour-là, cette chose, cette magnifique chose venue elle aussi de l'autre côté du réel, sans doute pour contrebalancer l'horreur de l'homme sans tête, cette chose sublime et belle était la plus belle et la plus sublime image qu'il lui avait été donnée de voir de toute sa vie. Et cette image-là, le samouraï ne put jamais l'oublier.

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Cette image, c'était celle d'une jeune femme en équilibre sur un fil, une jeune femme aussi légère qu'un oiseau, une funambule évoluant avec la grâce d'un écureuil au-dessus de la rivière argentée.

Elle se trouvait à plus de soixante pieds du sol. Elle ne marchait pas sur une corde, elle tenait en l'air par magie. Du plus loin qu'on pouvait l'apercevoir, debout sur son fil invisible, un balancier entre les mains, glissant délicatement sur l'azur, on la prenait pour un ange.

Soseki s'approcha lentement de la rivière et la beauté de la jeune femme l'ensorcela. C'était la première fois qu'il voyait une Européenne. Et elle semblait voler dans les airs.

Intrigué, il avança encore. Cette fois elle était au-dessus de lui.

Sur la berge, une foule nombreuse s'était rassemblée pour voir l'étrange apparition.

Soseki s'approcha d'un vieillard et, toujours nez en l'air, il l'interrogea:

– Qui est-elle?

Le vieillard, sans même regarder Soseki, répondit avec un tremblement dans la voix:

– C'est une funambule. A moins que ce ne soit un oiseau blond perdu dans les airs.

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Elle était funambule et sa vie tenait en une seule ligne. Droite.

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Elle venait de Paris, en France. Elle se nommait Neige. On l'avait surnommée ainsi parce qu'elle avait la peau d'une grande blancheur, des yeux de glace et des cheveux d'or. Et aussi parce que, lorsque qu'elle évoluait dans les airs, elle semblait aussi légère qu'un flocon de neige.

Cela avait commencé comme ça. Un jour, alors qu'elle était encore une enfant, sa route avait croisé celle d'un cirque ambulant. Elle avait été émerveillée de pouvoir rêver les yeux ouverts.

Sans se soucier du danger, elle avait décidé d'en faire son métier. Après quelques hésitations, elle avait choisi de devenir fil-de-fériste. Puis, petit à petit, elle était allée toujours plus haut dans l'ascension et la maîtrise de son art. Et c'est ainsi qu'elle était devenue une des premières femmes funambules.

Elle était montée sur une corde et n'en était plus jamais redescendue.

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Neige était devenue funambule par souci d'équilibre. Elle, dont la vie se déroulait comme un fil tortueux, entrelacé de nœuds que nouaient et dénouaient la sinuosité du hasard et la platitude de l'existence, excellait dans l'art subtil et périlleux consistant à évoluer sur une corde raide.

Elle n'était jamais aussi à l'aise que lorsqu'elle marchait à mille pieds au-dessus du sol. Droit devant elle. Sans jamais s'écarter d'un millimètre de sa route.

C'était son destin.

Avancer pas à pas.

D'un bout à l'autre de la vie.

30

Elle avait conquis toutes les places d'Europe par ses exploits. A dix-neuf ans, Neige avait traversé plus de cent kilomètres sur sa corde raide, souvent au péril de sa vie.

Elle avait tendu son fil entre les deux tours de Notre-Dame de Paris et était restée plusieurs heures en équilibre au-dessus de la cathédrale, telle une Esmeralda de vent, de neige et de silence.

Puis elle avait réitéré sa performance dans chaque capitale d'Europe, défiant à chaque fois les lois de l'équilibre.

Elle n'était pas une simple funambule. Elle avançait dans l'air par magie.

Du plus loin qu'on pouvait l'apercevoir, son corps droit dans le ciel comme une flamme blanche, ses cheveux d'or caressés par le vent, on la prenait pour la déesse de la neige.

Car en vérité, le plus difficile, pour elle, ce n'était pas de tenir en équilibre, ni même de dominer sa peur, encore moins de marcher sur ce fil continu, ce fil de musique entrecoupé de vertiges éblouissants, le plus difficile, lorsqu'elle avançait dans la lumière du monde, c'était de ne pas se changer en flocon de neige.

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Un jour on l'avait réclamée dans le monde entier. C'est ainsi qu'elle avait traversé les chutes du Niagara et la rivière Colorado.

Et, sans trop savoir comment, elle avait fini par atterrir au Japon, pour le plus grand bonheur de Soseki.

C'était la première fois qu'une artiste étrangère se produisait au pays des samouraïs.

Et un samouraï la regardait et l'aimait déjà.

Aux yeux de Soseki, elle paraissait un poème, une peinture, une calligraphie, une danse et une musique tout à la fois. Elle était Neige et elle représentait toute la beauté de l'art.

Lorsqu'elle eut terminé son spectacle, qu'enfin elle revint sur terre, Soseki ne put s'empêcher d'aborder la belle étrangère. Il s'approcha d'elle, découvrit la finesse de ses traits, le contour de sa bouche, la ligne de ses sourcils et comprit aussitôt que jamais plus il ne pourrait oublier ce visage. Il la regarda dans les yeux et elle le dévisagea à son tour. Il n'y eut pas besoin d'en dire davantage. Elle se mit à sourire et, dans ce sourire, Soseki perdit son âme.

Il mit un genou à terre, jeta son sabre à ses pieds et lui dit:

– Vous êtes celle que je cherchais.

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Neige ne cherchait personne. Mais elle trouva le geste de Soseki d'une telle beauté qu'elle s'en contenta. Et elle l'épousa.

Les premières années furent heureuses. Une naissance vint consolider les liens du couple. C'était une fille. Elle possédait la beauté diaphane de sa mère et les cheveux noirs de son père. On l'appela Flocon du printemps.

Leur vie était faite de paix et de silence. Neige s'acclimatait lentement au Japon. Elle avait parfois le mal du pays mais ne se plaignait jamais. Ce qu'il lui manquait le plus, c'était pourtant autre chose: c'était son métier de funambule.

Une nuit, elle se mit à rêver qu'elle volait dans les airs. Le lendemain, en se réveillant, elle y pensa fortement. Puis elle n'y pensa plus.

L'hiver arriva. Puis le printemps. L'enfant se mit à grandir dans le ravissement de la lumière. Neige était heureuse. Dans une main elle tenait l'amour de Soseki, dans l'autre main son propre cœur qu'elle offrait à l'enfant. Et ce fragile balancier suffisait à la tenir en équilibre sur le fil du bonheur.

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Un jour, pourtant, l'équilibre de ce balancier devint si fragile qu'il se rompit.

Un jour, l'affection prodiguée par ces deux êtres chers ne lui suffit plus pour être heureuse. La vie dans les airs lui faisait cruellement défaut. Elle avait à nouveau soif de vertige, de frissons, de conquête. Elle désirait tout simplement redevenir funambule.

Elle demanda à Soseki le droit d'organiser une dernière parade. Elle voulait tendre un fil d'une montagne à l'autre, au cœur des Alpes japonaises.

Sans doute son mari qualifia-t-il ce désir de folie, jugeant périlleux de mettre ainsi sa vie en danger, mais, en vrai samouraï, il s'inclina et obtempéra.

Il fit venir d'Europe deux câbles d'acier: l'un très court et de petite section, l'autre d'un diamètre important et d'une longueur totale de cinq cents mètres. Puis il envoya deux de ses serviteurs installer le câble le plus long sur le versant d'une haute montagne, dans le centre de Honshu.

Neige, quant à elle, ressortit de son étui son balancier, chaussa ses souliers de ballerine et s'entraîna de longues heures dans le jardin à traverser et retraverser, sur le petit câble d'acier, de minuscules montagnes de fleurs et un océan miniature où flottaient des nénuphars.