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IX SPECTRES

Jusque bien avant dans la nuit, j’avais arpenté ma chambre, sans repos, me martyrisant le cerveau pour trouver un moyen de la secourir. Souvent, j’avais été sur le point de descendre chez Schemajah Hillel, de lui raconter ce qui m’avait été confié et de lui demander conseil. Mais chaque fois j’avais repoussé la décision.

Il avait assumé dans mon esprit une stature si gigantesque qu’il me paraissait sacrilège de l’importuner avec des problèmes concernant la vie matérielle et puis, par moments, un doute brûlant m’assaillait; je me demandais si j’avais bien réellement vécu, un court laps de temps auparavant, tous ces événements qui paraissaient déjà si curieusement décolorés, comparés aux expériences grosses de vie du jour écoulé.

N’avais-je pas rêvé? Pouvais-je – moi qui étais dans la situation inouïe d’un homme sans aucun souvenir de son passé – tenir pour certain, fût-ce une seconde, ce dont ma mémoire était le seul témoin qui levât la main?

Mon regard tomba sur la bougie de Hillel qui était toujours sur la chaise. Dieu merci, cela au moins demeurait sûr: j’avais eu un contact personnel avec lui! Ne fallait-il pas, sans plus tergiverser, courir chez lui, embrasser ses genoux et me plaindre à lui, d’homme à homme, de cette douleur indicible qui me rongeait le cœur?

J’avais déjà la main sur la poignée de la porte, mais je la retirai, voyant par avance ce qui allait arriver: Hillel me passerait doucement la main sur les yeux et… non, non, surtout pas ça! Je n’avais pas le droit de rechercher le moindre adoucissement. Elle avait confiance en moi, en mon aide, et si le danger auquel elle se sentait exposée me paraissait pour l’heure minime, voire inexistant, elle le jugeait certainement énorme!

Il serait temps de demander conseil à Hillel le lendemain. Je me contraignis à raisonner froidement: le déranger maintenant au beau milieu de la nuit? Impossible. Il me prendrait pour un fou.

Je voulus allumer la lampe, puis y renonçai: le reflet de la lune renvoyé par les toits tombait dans ma chambre et me donnait plus de clarté qu’il m’en fallait. D’ailleurs, je craignais que la nuit passât plus lentement encore si j’éclairais. La pensée d’allumer la lampe simplement pour attendre le jour avait quelque chose de désespéré, une sourde appréhension me chuchotait que ce serait repousser le matin dans des lointains inaccessibles.

Je m’approchai de la fenêtre: tel un cimetière fantomatique tremblant dans l’air, les rangées de pignons chantournés faisaient penser à des pierres tombales aux inscriptions effacées par les intempéries, dressées sur les sombres caveaux, les «lieux d’habitation» dans lesquels le tourbillon des vivants s’était creusé trous et passages.

Longtemps je demeurai ainsi, regardant en l’air jusqu’au moment où je commençai doucement, tout doucement, à me demander pourquoi je n’avais pas peur, alors qu’un bruit de pas retenus traversait les murs pour venir me frapper l’oreille. J’écoutai attentivement: aucun doute possible, quelqu’un marchait de nouveau à côté. Le bref gémissement des planches trahissait le glissement hésitant de ses semelles.

Revenu à moi d’un seul coup, je rapetissai littéralement sous l’effort d’une volonté d’écouter qui concentrait tout mon être. Toutes les sensations de temps se figèrent dans le présent.

Encore un craquement rapide qui se fit peur à lui-même et s’interrompit précipitamment. Puis un silence de mort. Ce silence tendu, inquiétant, qui trahit sa propre cause et donne à chaque minute des proportions monstrueuses.

Sans un mouvement, je restai l’oreille collée à la cloison, avec dans la gorge l’impression menaçante qu’il y avait quelqu’un de l’autre côté qui faisait exactement la même chose que moi.

J’écoutai, je guettai: rien. L’atelier contigu paraissait retombé dans le néant.

Sans bruit, sur la pointe des pieds, je me glissai jusqu’à la chaise à côté de mon lit, pris la bougie de Hillel et l’allumai.

Puis une idée me vint: la porte en fer du grenier dans le corridor menant à l’atelier de Savioli ne s’ouvrait que par le dessus. Je pris, à tout hasard, un morceau de fil de fer recourbé en crochet qui se trouvait sur ma table de travail: des serrures de ce genre se crochètent avec la plus grande facilité, une pression sur le ressort suffit!

Et après, que se passerait-il?

Ce ne pouvait être qu’Aaron Wassertrum qui espionnait à côté, il fouillait sans doute dans les caisses à la recherche de nouvelles armes, de nouvelles preuves. Mon intervention aurait-elle une grande utilité?

Je ne réfléchis pas longtemps: agir et non penser. Tout pour rompre cette effrayante attente du matin.

Déjà je me trouvai devant le battant de fer; je pris appui contre lui, enfonçai prudemment le crochet dans la serrure et écoutai. Je ne m’étais pas trompé; à l’intérieur, dans l’atelier, un bruit glissé, comme celui d’un tiroir qu’on ouvre.

L’instant d’après, le verrou cédait. Découvrant la pièce, je pus apercevoir, bien que l’obscurité fût à peu près complète et que la bougie servît juste à m’éblouir, un homme en long manteau noir se redresser d’un bond affolé devant un bureau, demeurer une seconde indécis, faire un geste comme s’il voulait bondir sur moi, puis arracher le chapeau qu’il avait sur la tête et s’en cacher précipitamment le visage.

Je voulus lui crier: «Qu’est-ce que vous faites ici?» Mais l’homme me devança.

– Pernath! C’est vous? Pour l’amour du ciel, éteignez votre lumière! La voix m’était connue, mais ce n’était assurément pas celle du brocanteur Wassertrum.

Machinalement, je soufflai la bougie.

La pièce se trouvait dans la pénombre, éclairée seulement par une vapeur irisée qui se glissait dans l’embrasure de la fenêtre, exactement comme la mienne et je dus forcer ma vue à l’extrême pour reconnaître dans le visage décharné et fiévreux qui surgissait soudain au-dessus du manteau, les traits de l’étudiant Charousek.

– Le moine!

L’exclamation me vint instinctivement sur les lèvres et je compris d’un seul coup la vision que j’avais eue la veille à la cathédrale! Charousek! Voilà celui auquel je devais m’adresser! Et j’entendis à nouveau les mots qu’il avait prononcés alors dans la pluie, sous la porte cochère: «Aaron Wassertrum apprendra bientôt que l’on peut transpercer les murs avec des aiguilles empoisonnées invisibles. Précisément le jour où il voudra prendre le Dr Savioli à la gorge.»

Avais-je là un allié? Savait-il ce qui s’était passé? Sa présence dans l’atelier à une heure aussi insolite permettait de le penser, mais je n’osai pas lui poser directement la question.

Il s’était précipité vers la fenêtre et regardait en bas dans la rue, derrière le rideau. Je compris: il craignait que Wassertrum eût aperçu la lumière de ma bougie.

– Vous croyez sûrement que je suis un voleur en me voyant fureter la nuit dans un logement étranger, maître Pernath, commença-t-il d’une voix incertaine après un long silence, mais je vous jure…

Je l’interrompis aussitôt et le rassurai. Pour bien lui montrer que loin d’éprouver la moindre méfiance à son endroit, je le considérais au contraire comme un allié, je lui racontai, à quelques réserves près que je jugeais nécessaires, ce qui avait trait à l’atelier et mes craintes de voir une femme qui m’était chère tomber victime des velléités de chantage du brocanteur. À la manière polie dont il m’écouta, sans me poser une seule question, je compris qu’il connaissait déjà l’essentiel de l’affaire, même si certains détails lui échappaient peut-être.

– Tout concorde, grommela-t-il lorsque j’en eus fini. Je ne m’étais donc pas trompé. Cet individu veut étrangler Savioli, mais très évidemment, il n’a pas encore rassemblé assez de preuves. Sinon, pourquoi tournaillerait-il continuellement par ici? Comme je passais hier, disons «par hasard» dans la rue – expliqua-t-il en voyant mon air interrogateur – j’ai remarqué que Wassertrum, après avoir rôdé un moment devant la porte, allant et venant avec un air innocent, persuadé que personne ne l’observait, s’engouffrait prestement dans la maison. Je le suivis aussitôt, et fis mine de vouloir aller chez vous; je frappai à votre porte, le surprenant ainsi juste au moment où il essayait de faire tourner une clef dans la trappe de fer. Bien entendu, il s’arrêta immédiatement en me voyant et frappa aussi chez vous pour se donner une contenance. Apparemment vous étiez sorti, parce que personne n’a répondu.

«Je me suis ensuite renseigné prudemment dans la ville juive et j’ai appris que quelqu’un qui, d’après les descriptions, ne pouvait être que le Dr Savioli, possédait là un pied à terre clandestin. Comme il est cloué chez lui par la maladie, tout le reste me paraissait concorder parfaitement.

«Voyez, voilà ce que j’ai trouvé dans les tiroirs et qui va me permettre de damer le pion à Wassertrum une fois pour toutes, conclut Charousek en me montrant un paquet de lettres sur le bureau. C’est tout ce que j’ai pu dénicher. Il n’y a probablement rien de plus. Du moins j’ai fouillé tous les bahuts et les placards, autant qu’on peut le faire sans lumière.

Tandis qu’il parlait, mes yeux faisaient le tour de la pièce et s’arrêtaient involontairement sur une trappe dans le sol. Je me souvins alors obscurément que Zwakh m’avait parlé autrefois d’un passage secret qui permettait d’accéder à l’atelier par le dessous. C’était une plaque carrée avec un anneau pour la saisir.