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VIII NEIGE

Cher et honoré maître Pernath,

Je vous écris cette lettre dans une précipitation et une angoisse folles. Je vous en prie, détruisez-la dès que vous l’aurez lue ou mieux encore, rapportez-la moi avec l’enveloppe. Sinon, je n’aurai aucun repos.

Ne dites à âme qui vive que je vous ai écrit. Ni où vous allez aujourd’hui!

Votre bon visage si ouvert m’a, récemment (cette brève indication sur un événement dont vous avez été témoin suffira pour vous faire deviner qui vous écrit, car je n’ose pas signer de mon nom), inspiré une grande confiance, et puis le souvenir de feu votre cher père qui m’a instruite quand j’étais enfant, tout cela me donne le courage de m’adresser à vous comme au seul homme peut-être qui puisse encore m’aider.

Je vous supplie de venir ce soir vers cinq heures à la cathédrale du Hradschin.

Une dame que vous connaissez.

Je restai bien un quart d’heure assis sans mouvement, la lettre dans la main. L’étrange et solennelle gravité qui pesait sur moi depuis la veille s’était dissipée d’un seul coup, emportée par le souffle frais d’un jour nouveau. Un jeune destin venait à moi, souriant et plein de promesses. Un cœur humain cherchait du secours auprès de moi. Auprès de moi! Comme ma chambre avait pris soudain un aspect différent! L’armoire sculptée piquée des vers avait un petit air satisfait et les quatre fauteuils me faisaient penser à de vieux amis réunis autour d’une table pour jouer aux tarots en gloussant d’aise. Mes heures avaient désormais un contenu, un contenu plein de richesse et d’éclat.

Ainsi, l’arbre pourri allait encore porter des fruits!

Je sentais ruisseler en moi une force vivante qui était restée endormie jusqu’alors, cachée dans les profondeurs de mon âme, ensevelie sous les gravats accumulés par la vie quotidienne comme une source jaillit de la glace quand se rompt l’hiver.

Et je savais avec une telle certitude, tandis que je tenais la lettre, que je serais capable d’aider, de quoi qu’il pût s’agir. L’exultation qui emplissait mon cœur m’en donnait l’assurance.

Sans cesse, je relisais le passage «… et puis le souvenir de feu votre cher père qui m’a instruite quand j’étais enfant…»; j’en avais le souffle coupé. Ne sonnait-il pas comme la promesse: «Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis?» La main qui se tendait vers moi, cherchant de l’aide, me donnait en cadeau le ressouvenir si avidement désiré, elle allait dévoiler le mystère, aider à lever le rideau qui cachait mon passé.

«Feu votre cher père», comme ces mots avaient un son étrange quand je me les répétais à moi-même. Père! La durée d’un instant, je vis le visage las d’un vieillard à cheveux blancs surgir dans le fauteuil à côté de mon coffre, étranger, tout à fait étranger et pourtant si effroyablement connu, puis mes yeux revinrent à eux, cependant que les battements de mon cœur scandaient les minutes tangibles du présent.

Effrayé, je me levai brusquement: avais-je laissé passer l’heure avec mes rêveries? Un coup d’œil à la pendule: Dieu soit loué, quatre heures et demie seulement.

Je passai dans ma chambre à coucher où je pris chapeau et manteau, puis descendis l’escalier. Comme je me souciais peu, aujourd’hui, du chuchotement des coins sombres, des récriminations hargneuses, mesquines, grinchues qui en sortaient toujours: «Nous ne te lâchons pas, tu es à nous, nous ne voulons pas que tu sois heureux, ce serait joli d’avoir du bonheur dans cette maison!»

La fine poussière empoisonnée, qui m’avait toujours saisi à la gorge auparavant avec des doigts étrangleurs, fuyait aujourd’hui devant le souffle vivant de ma bouche. Arrivé devant la porte de Hillel, je m’arrêtai un instant. Fallait-il entrer?

Une secrète timidité m’empêcha de frapper. J’étais dans un état d’esprit si différent aujourd’hui, il me semblait que je ne devais pas entrer le voir. Et déjà la main de la vie me poussait en avant, dans l’escalier.

La rue était blanche de neige.

Je crois que beaucoup de gens m’ont salué; je ne sais plus si je leur ai répondu. Sans cesse je tâtais ma poitrine pour savoir si la lettre était encore là. De sa place émanait une chaleur.

Je traversai les arcades en pierre de taille du Ring de la vieille ville, passai devant la fontaine de bronze dont les grilles baroques laissaient pendre des stalactites, franchis le pont de pierre avec ses statues de saints et celle de Jean Népomucène en pied. Au-dessous, le fleuve écumait de haine contre les piles.

Dans un demi-rêve, mon regard tomba sur le grès creusé de sainte Luitgard avec «les tourments des damnés»: la neige recouvrait d’un épais bourrelet les paupières des pénitents et les chaînes de leurs mains haut levées en imploration.

Les portes cochères me recueillaient, puis me laissaient, les palais passaient lentement à côté de moi, avec leurs fiers portails sculptés où des têtes de lion mordaient des anneaux de bronze.

Là aussi, partout de la neige et encore de la neige. Blanche comme la fourrure d’un gigantesque ours polaire.

De hautes fenêtres orgueilleuses, leurs moulures étincelantes de glace, regardaient les nuages avec détachement.

Je m’émerveillai que le ciel fût si plein d’oiseaux en vol.

Tandis que je gravissais les innombrables marches de granit du Hradschin, dont chacune est large quatre fois comme un homme est long, la ville s’enfonçait sous mes yeux, pas à pas, avec ses toits et ses pignons.

Bientôt le crépuscule glissa le long des maisons, puis j’arrivai à la place isolée au milieu de laquelle la cathédrale s’élance jusqu’au trône de l’ange. Des traces de pas aux bords encroûtés de glace conduisaient à la porte latérale.

D’une maison éloignée, un harmonium égrenait doucement des notes qui se perdaient dans le silence du soir. Telles des larmes de mélancolie tombant dans l’abandon.

J’entendis derrière moi le soupir du tambour lorsque la porte de l’église m’accueillit et je fus englouti par l’obscurité; figé dans la sérénité, l’autel doré scintillait de son haut à travers les lueurs vertes et bleues de la lumière mourante qui passait dans les vitraux et tombait sur les prie-Dieu. Des étincelles jaillissaient de lampes en verre rouge. Odeur flétrie de cire et d’encens.

Je m’adossai à un banc. Mon sang était étonnamment calme dans ce royaume de l’immobilité. Une vie sans pulsations emplissait l’espace: une attente secrète, patiente.

Les reliquaires en argent dormaient d’un sommeil éternel. Ah! venu de très, très loin, le bruit de sabots de chevaux effleura mon oreille, assourdi, presque imperceptible, voulut s’approcher, puis se tut.

Un claquement mat, comme une porte de voiture qui se ferme.

Le bruissement d’une robe de soie était venu jusqu’à moi et une main de dame, délicate et fine, avait frôlé mon bras.

– S’il vous plaît, allons là-bas, près du pilier; il me répugne de vous dire ici, au milieu des prie-Dieu, les choses dont je dois vous parler.

Tout autour de nous les figures solennelles se fondaient dans la clarté calme. Le jour s’était soudain emparé de moi.

«Je ne sais vraiment pas comment vous remercier, maître Pernath, d’avoir fait pour moi ce long chemin et par un si mauvais temps.

Je bredouillai quelques banalités.

«Mais je ne voyais pas d’autre endroit où je serais plus à l’abri des indiscrétions et des dangers qu’ici. Sûrement, dans la cathédrale, personne ne nous aura suivis.

Je sortis la lettre et la lui tendis.

Elle était complètement emmitouflée dans une fourrure précieuse, mais j’avais reconnu au son de sa voix, celle qui s’était réfugiée affolée dans ma chambre de la ruelle du Coq pour fuir Wassertrum. Je n’en fus pas étonné, car je n’attendais personne d’autre.

Mes yeux s’accrochaient à son visage qui paraissait plus pâle encore dans la pénombre du renfoncement qu’il devait l’être en réalité. Sa beauté me coupait presque le souffle et je demeurais là, comme fasciné. J’aurais voulu me jeter à ses pieds et les baiser, car c’était elle que je devais aider, elle qui m’avait choisi pour le faire.

– Oubliez, je vous en prie du fond du cœur, oubliez – au moins pendant que nous sommes ici – la situation dans laquelle vous m’avez vue l’autre jour, poursuivit-elle, oppressée. Je ne sais d’ailleurs pas du tout comment vous jugez ces choses-là…

– Je suis un vieil homme, mais pas une seule fois dans ma vie je n’ai eu l’outrecuidance de m’ériger en juge des actions de mes semblables.

Je ne pus rien trouver de plus à dire.

– Je vous remercie, maître Pernath, dit-elle simplement, avec chaleur. Et maintenant, écoutez-moi patiemment et vous verrez si vous pouvez m’aider dans mon désespoir, ou au moins me donner un conseil.

Je sentais qu’une terreur folle l’étreignait et j’entendis sa voix trembler.

«Le jour… dans l’atelier… ce jour-là, j’ai eu la certitude affreuse que cet ogre abominable m’avait épiée et suivie de propos délibéré. Depuis des mois déjà, je m’étais aperçue que partout où j’allais, que je sois seule ou avec… avec… le Dr Savioli, partout le visage patibulaire de ce brocanteur surgissait quelque part dans le voisinage. Le jour et la nuit, ses yeux louches me poursuivaient. Rien encore n’indique ce qu’il projette, aucun signe, mais l’angoisse qui m’étouffe, la nuit, n’en est que plus torturante; quand va-t-il me mettre la corde au cou?