«Au début, le Dr Savioli essayait de me rassurer, il me disait qu’un misérable brocanteur comme cet Aaron Wassertrum ne pouvait rien faire, il pouvait tout juste s’agir dans la pire des hypothèses d’un chantage dérisoire, ou de quelque chose de ce genre, mais chaque fois que le nom de cet individu était prononcé, ses lèvres devenaient toutes blanches. Je me suis doutée qu’il me cachait quelque chose pour ne pas m’inquiéter, quelque chose d’épouvantable qui pourrait nous coûter la vie à l’un ou à l’autre.
«Et puis j’ai appris ce qu’il me dissimulait si soigneusement: le brocanteur est venu bien des fois la nuit le voir chez lui. Je le sais, je le sens dans toutes les fibres de mon être: il se passe quelque chose qui nous enserre lentement, comme les anneaux d’un serpent. Qu’est-ce que cet égorgeur va donc chercher là-bas? Pourquoi le Dr Savioli ne peut-il se débarrasser de lui? Non, non, je ne veux pas voir cela plus longtemps, il faut que je fasse quelque chose. N’importe quoi, avant que j’en devienne folle.
Je voulais lui adresser quelques paroles de consolation, mais elle ne me laissa pas achever.
«Et puis, ces derniers jours, le cauchemar qui menace de me suffoquer a pris des formes de plus en plus nettes. Le Dr Savioli est brusquement tombé malade, je ne peux plus m’entendre avec lui, je ne peux plus le voir, alors que je m’attends d’une heure à l’autre à ce que mon amour pour lui soit découvert. Il délire et tout ce que j’ai pu savoir, c’est qu’il se croit poursuivi par un monstre dont les lèvres sont fendues par un bec-de-lièvre: Aaron Wassertrum!
«Je sais comme il est courageux; c’est d’autant plus terrifiant pour moi, vous le comprenez bien? de le voir maintenant paralysé devant un danger que je ressens moi-même comme la sombre présence d’un ange exterminateur.
«Vous me direz que je suis lâche, que je n’ai qu’à me déclarer ouvertement pour le Dr Savioli et si je l’aime tant que cela, à tout abandonner pour lui: tout, richesse, honneur, réputation, etc., mais – elle criait maintenant si fort que les échos de sa voix étaient renvoyés par les galeries du chœur – je ne peux pas. J’ai mon enfant, ma chère petite fille blonde! Je ne peux pourtant pas abandonner mon enfant! Croyez-vous que mon mari me la laisserait? Tenez, tenez, prenez cela, maître Pernath – elle brandit avec un geste de démente un petit sac bourré de colliers de perles et de pierres précieuses – portez-le à ce criminel, je sais qu’il est cupide, qu’il prenne tout ce que j’ai, mais qu’il me laisse mon enfant. N’est-ce pas, il se taira? Mais parlez donc au nom du Christ, dites-moi un mot, un seul, dites-moi que vous m’aiderez!
J’eus toutes les peines du monde à la calmer au moins assez pour qu’elle consentît à s’asseoir sur un banc. Je parlai, lui livrant tout ce qui me passait par la tête. Des phrases confuses, sans suite. Les pensées se pourchassaient dans mon cerveau au point que je comprenais à peine moi-même ce que disait ma bouche, idées fantastiques qui se désintégraient à peine nées.
L’esprit ailleurs, je fixai une statue de moine dans la niche du mur. Je parlais, je parlais. Progressivement, les traits de la statue se métamorphosaient, le froc devenait un paletot élimé et lustré au col relevé, cependant qu’un jeune visage, les joues décharnées, marbrées par la fièvre, apparaissait au-dessus d’elle. Avant que j’eusse pu comprendre cette vision, le moine était revenu. Mon pouls battait trop fort.
La malheureuse, penchée sur ma main, pleurait silencieusement. Je lui donnais de la force qui avait fait irruption en moi pendant que je lisais la lettre et m’emplissait désormais à déborder. Je la voyais passer lentement en elle et la conforter.
«Je vais vous dire pourquoi je me suis tout de suite adressée à vous, maître Pernath, reprit-elle doucement après un long silence. C’est à cause de quelques mots que vous m’avez dits autrefois et que je n’ai jamais pu oublier depuis tant d’années…
Tant d’années? Mon sang se figea.
«En prenant congé de moi, je ne sais plus pourquoi ni comment, j’étais encore tout enfant alors, vous m’avez dit gentiment et pourtant d’un air si triste:
– Ce jour-là ne viendra peut-être jamais, mais si vous vous trouvez en difficulté dans la vie, pensez à moi. Le Seigneur Dieu permettra peut-être que ce soit moi qui vous vienne en aide.
«Je me suis vite détournée et j’ai fait tomber mon ballon dans le bassin pour que vous ne puissiez pas voir mes larmes. Et puis j’ai voulu vous donner le cœur de corail rouge que je portais à un ruban de soie autour du cou, mais j’ai eu honte parce que cela aurait paru si ridicule.
Souvenir.
Les doigts de la paralysie tâtonnent, cherchant ma gorge. Une apparition venue du pays lointain et oublié de mon désir surgit devant moi, immédiate et terrifiante: une petite fille habillée de blanc, au milieu des pelouses sombres d’un parc, constellées de vieux ormes. Avec une incroyable netteté, je la vois devant moi.
Je dus changer de couleur; je le notai à la hâte avec laquelle elle poursuivit:
– Je sais que vos paroles n’étaient inspirées que par l’ambiance des adieux, mais elles ont souvent été une consolation pour moi, et je vous en remercie.
Je serrai les dents de toutes mes forces et renfonçai dans ma poitrine la douleur hurlante qui me déchirait.
Je compris: une main bienfaisante avait refermé le verrou de mes souvenirs et désormais ce qu’une courte lueur jaillie des jours passés avait transposé dans ma conscience se détachait avec une parfaite netteté: un amour trop fort pour mon cœur avait rongé ma pensée pendant des années et la nuit de la folie avait été le baume d’un esprit blessé.
Peu à peu, le calme de la sensibilité perdue descendit sur moi, rafraîchissant les larmes derrière mes paupières. La réverbération majestueuse et fière des cloches traversa la cathédrale et je pus regarder dans les yeux en souriant joyeusement celle qui était venue chercher de l’aide auprès de moi.
De nouveau, j’entendis le claquement sourd de la portière et la cavalcade des sabots.
Dans la neige bleuie par la nuit, je descendis en ville. Les réverbères me dévisageaient avec des yeux clignotant de surprise et des sapins entassés en monceaux sortaient mille petites voix qui parlaient de clinquants, de noix argentées et de Noël proche.
Sur la place du Palais de Justice, les vieilles mendiantes en fichu gris marmonnaient leur chapelet dans la lumière des cierges qui entouraient la statue de la Vierge sur sa colonne.
Devant la sombre entrée de la ville juive, les éventaires de la foire de Noël étaient accroupis avec, au milieu d’eux, tendue de drap rouge et éclairée par des torches vacillantes, la scène découverte d’un théâtre de marionnettes. Le polichinelle pourpre et violet de Zwakh, tenant un fouet et un crâne passé dans une ficelle, chevauchait à grand bruit un destrier de bois sur les planches. Les enfants bien serrés les uns contre les autres, le bonnet de fourrure enfoncé sur les oreilles, regardaient le spectacle bouche bée, sans perdre une syllabe des vers du poète pragois Oskar Wiener que déclamait mon ami Zwakh dissimulé dans le castelet:
J’enfilai la rue noire et tortueuse qui débouchait sur la place. Pressés tête contre tête, des gens se tenaient en silence devant une affiche noyée dans l’ombre. Un homme avait gratté une allumette et je pus lire quelques fragments de phrase que mes sens émoussés transmirent à ma conscience:
ON RECHERCHE
1 000 fl. de récompense
Monsieur âgé… habillé de noir…
… Signalement:
corpulent, visage entièrement rasé…
… cheveux: blancs…
… Direction de la police… pièce n°…
Libre de tout désir, indifférent, cadavre vivant, je m’enfonçai entre les rangées de maisons sans lumière. Une poignée d’étoiles microscopiques brillaient dans l’étroit chemin de ciel entre les toits.
Sereines, mes pensées retournaient vers la cathédrale, la paix de mon âme se faisait de plus en plus béatifique, de plus en plus profonde, lorsque l’air de l’hiver m’apporta soudain la voix du montreur de marionnettes, d’une netteté aussi tranchante que si elle se fût trouvée contre mon oreille: