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Je faisais les découvertes les plus étranges.

Ce que j’avais laissé glisser mille fois d’une oreille à l’autre, dans la vie, sans y prêter attention, parce que ce n’était pour moi que des mots, s’incorporait soudain, chargé d’une inestimable valeur, aux fibres les plus profondes de mon être; ce que j’avais appris «par cœur», d’un seul coup je le «saisissais» comme ma «propriété». Le mystère de la formation des mots, que je n’avais jamais soupçonné, m’était révélé dans sa nudité.

Les idéaux «nobles» de l’humanité, qui m’avaient jusqu’alors traité de leur haut, avec des mines de conseillers commerciaux intègres, la poitrine constellée des décorations du pathos, retiraient désormais humblement le masque de la caricature et s’excusaient: ils n’étaient que des mendiants, mais néanmoins instruments d’une escroquerie plus insolente encore.

Est-ce que je ne rêvais pas, cependant? Est-ce que j’avais vraiment parlé à Hillel?

Je tendis la main vers la chaise à côté de mon lit.

Juste: la bougie que Schemajah m’avait donnée était là. Exultant comme un enfant à Noël quand il s’est convaincu que le merveilleux pantin est bien réel et doué d’un corps, je m’enfonçai à nouveau dans l’oreiller.

Et tel un chien de chasse, je poursuivis à la trace les énigmes spirituelles qui m’environnaient à la manière de fourrés touffus. J’essayai d’abord de remonter dans mon passé jusqu’au point où mes souvenirs s’arrêtaient. Je pensais pouvoir, à partir de là, embrasser d’un coup d’œil cette partie de mon existence qui demeurait plongée dans l’ombre par un étrange décret du destin.

Mais j’avais beau faire des efforts violents, je n’allais pas plus loin que le moment où je me voyais, debout dans la cour sombre de notre maison, apercevant par la porte cochère la boutique du brocanteur Aaron Wassertrum, comme si j’étais là depuis cent ans à graver des pierres, toujours, sans jamais avoir été enfant!

J’étais sur le point d’abandonner ma tentative d’exploration dans les fosses du passé quand je compris soudain, avec une éblouissante clarté, que si la voie royale de l’événement, large et droite, s’arrêtait à cette porte cochère, il n’en était pas de même pour une foule de petits sentiers plus étroits qui avaient toujours accompagné la grand-route jusqu’alors, mais sans que j’y prêtasse attention. «D’où tiens-tu donc les connaissances qui te permettent aujourd’hui de gagner ta vie?» La voix me hurlait presque aux oreilles. «Qui t’a appris la taille des pierres, et la gravure et tout le reste? Lire, écrire, parler, et manger, et marcher, respirer, penser et sentir?»

Je suivis aussitôt ce conseiller intime et remontai systématiquement le cours de ma vie. Je me contraignis à réfléchir selon des enchaînements inversés, mais ininterrompus; qu’est-ce qui est arrivé à tel moment, quel en était le point de départ, qu’y avait-il avant celui-ci, etc.?

Une fois encore, je me retrouvai devant la porte cochère. Voilà, j’y suis! Plus qu’un petit saut dans le vide et le gouffre qui me sépare de l’oubli sera franchi, mais à cet instant une image surgit à laquelle je n’avais pas prêté attention dans mes pérégrinations à travers le temps: Schemajah Hillel me conduisait la main sur les yeux, exactement comme il l’avait fait auparavant dans sa chambre.

Et tout fut balayé. Jusqu’au désir d’explorer plus avant.

Un seul bénéfice durable demeurait acquis: la démonstration que l’enchaînement des événements de la vie est une impasse, si large et si praticable qu’elle puisse paraître. Ce sont les petits sentiers cachés qui ramènent dans la patrie perdue: ce sont les messages gravés dans notre corps en lettres microscopiques, à peine visibles, et non pas les affreuses cicatrices laissées par les frottements de la vie extérieure qui contiennent la solution des ultimes mystères.

De même que je pourrais retrouver le chemin menant aux jours de ma jeunesse en suivant l’alphabet de Z à A dans l’abécédaire pour arriver au point où j’avais commencé à apprendre à l’école, je comprenais désormais que je pourrais aussi pénétrer dans l’autre patrie lointaine qui s’étend au-delà de toute pensée.

Un monde en travail roulait sur mes épaules. Je songeai tout à coup que Hercule avait lui aussi porté un moment la vérité du ciel sur sa tête et un sens caché jaillit pour moi de la légende. Si Hercule était parvenu à se libérer au moyen d’une ruse en disant au géant Atlas: «Laisse-moi me nouer un bourrelet de ficelle autour de la tête pour que ce fardeau effroyable ne me brise pas le front», peut-être y avait-il quelque chemin obscur qui menait loin de cet écueil.

Un soupçon térébrant me surprit soudain: celui de faire une fois encore aveuglément confiance au commandement de mes pensées. Je me redressai et me bouchai les yeux et les oreilles avec les doigts pour ne pas être distrait par les appels des sens. Pour tuer jusqu’à la moindre pensée.

Mais ma volonté se brisa contre la loi d’airain: je ne pouvais chasser une pensée que par une autre et à peine l’une était-elle morte que la suivante se repaissait de sa chair. Je cherchai refuge dans le torrent bruissant de mon sang, mais elles me suivirent à la trace; je me dissimulai dans la martellerie de mon cœur, mais au bout de quelques instants, elles m’avaient découvert.

Une fois encore, la voix amicale de Hillel vint à mon aide et me dit:

– Reste sur ton chemin, ne t’en écarte pas!

«La clef de la science de l’oubli appartient à nos frères qui parcourent le sentier de la mort; mais toi tu as été fécondé par l’esprit de vie.

Le livre Ibbour apparut devant moi et deux lettres y flamboyaient: celle qui représentait la femme d’airain à la pulsation puissante comme un séisme, l’autre, infiniment lointaine, l’hermaphrodite sur le trône de nacre, la tête ceinte d’une couronne en bois rouge.

Puis Schemajah Hillel me passa une troisième fois la main sur les yeux et je m’endormis.