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Et ce fut Denise qui souffrit de l'aventure. Mme Aurélie, toute renseignée qu'elle était, lui garda une sourde rancune; elle l'avait vue rire avec Pauline, elle crut à une bravade, à des commérages sur les amours de son fils. Alors, dans le rayon, elle isola la jeune fille davantage encore. Depuis longtemps, elle projetait d'emmener ces demoiselles passer un dimanche, près de Rambouillet, aux Rigolles, où elle avait acheté une propriété, sur ses cent premiers mille francs d'économie; et, tout d'un coup, elle se décida, c'était une façon de punir Denise, de la mettre ouvertement à l'écart. Seule, cette dernière ne fut pas invitée. Quinze jours à l'avance, le rayon ne causa que de la partie: on regardait le ciel attiédi par le soleil de mai, on occupait déjà chaque heure de la journée, on se promettait tous les plaisirs, des ânes, du lait, du pain bis. Et rien que des femmes, ce qui était plus amusant! D'habitude, Mme Aurélie tuait de la sorte ses jours de congé, en se promenant avec des dames; car elle avait si peu l'habitude de se trouver en famille, elle était si mal à son aise, si dépaysée, les rares soirs où elle pouvait dîner chez elle, entre son mari et son fils, qu'elle préférait, même ces soirs-là, lâcher le ménage et aller dîner au restaurant. L'homme filait de son côté, ravi de reprendre son existence de garçon, et Albert, soulagé, courait à ses gueuses; si bien que, désaccoutumés du foyer, se gênant et s'ennuyant ensemble le dimanche, tous les trois ne faisaient guère que traverser leur appartement, ainsi qu'un hôtel banal où l'on couche à la nuit. Pour la partie de Rambouillet, Mme Aurélie déclara simplement que les convenances empêchaient Albert d'en être, et que le père lui-même montrerait du tact en refusant de venir; ce dont les deux hommes furent enchantés. Cependant, le bienheureux jour approchait, ces demoiselles ne tarissaient plus, racontaient des préparatifs de toilette, comme si elles partaient pour un voyage de six mois; tandis que Denise devait les entendre, pâle et silencieuse dans son abandon.

– Hein? elles vous font rager? lui dit un matin Pauline. C'est moi, à votre place, qui les attraperais! Elles s'amusent, je m'amuserais, pardi!… Accompagnez-nous dimanche, Baugé me mène à Joinville.

– Non, merci, répondit la jeune fille avec sa tranquille obstination.

– Mais pourquoi?… Vous avez encore peur qu'on ne vous prenne de force?

Et Pauline riait d'un bon rire. Denise sourit à son tour. Elle savait bien comment arrivaient les choses: c'était dans une partie semblable que chacune de ces demoiselles avait connu son premier amant, un ami amené comme par hasard; et elle ne voulait pas.

– Voyons, reprit Pauline, je vous jure que Baugé n'amènera personne. Nous ne serons que tous les trois… Puisque ça vous déplaît, je n'irais pas vous marier, bien sûr.

Denise hésitait, tourmentée d'un tel désir, qu'un flot de sang montait à ses joues. Depuis que ses camarades étalaient leurs plaisirs champêtres, elle étouffait, prise d'un besoin de plein ciel, rêvant de grandes herbes où elle entrait jusqu'aux épaules, d'arbres géants dont les ombres coulaient sur elle comme une eau fraîche. Son enfance, passée dans les verdures grasses du Cotentin, s'éveillait, avec le regret du soleil.

– Eh bien! oui, dit-elle enfin.

Tout fut réglé. Baugé devait venir prendre ces demoiselles à huit heures, sur la place Gaillon; de là, on irait en fiacre à la gare de Vincennes. Denise, dont les vingt-cinq francs d'appointements fixes étaient chaque mois dévorés par les enfants, n'avait pu que rafraîchir sa vieille robe de laine noire, en la garnissant de biais de popeline à petits carreaux; et elle s'était fait elle-même un chapeau, avec une forme de capote recouverte de soie et ornée d'un ruban bleu. Dans cette simplicité, elle avait l'air très jeune, un air de fille grandie trop vite, d'une propreté de pauvre, un peu honteuse et embarrassée du luxe débordant de ses cheveux, qui crevaient la nudité de son chapeau. Au contraire, Pauline étalait une robe de soie printanière, à raies violettes et blanches, une toque appareillée, chargée de plumes, des bijoux au cou et aux mains, toute une richesse de commerçante cossue. C'était comme une revanche de la semaine, de la soie le dimanche, lorsqu'elle se trouvait condamnée à la laine dans son rayon; tandis que Denise, qui traînait sa soie d'uniforme du lundi au samedi, reprenait le dimanche la laine mince de sa misère.

– Voilà Baugé, dit Pauline, en désignant un grand garçon, debout près de la fontaine.

Elle présenta son amant, et tout de suite Denise fut à son aise, tellement il lui parut brave homme. Baugé, énorme, d'une force lente de bœuf au labour, avait une longue face flamande, où des yeux vides riaient avec une puérilité d'enfant. Né à Dunkerque, fils cadet d'un épicier, il était venu à Paris, presque chassé par son père et son frère, qui le jugeaient trop bête. Cependant, au Bon Marché, il se faisait trois mille cinq cents francs. Il était stupide, mais très bon pour les toiles. Les femmes le trouvaient gentil.

– Et le fiacre? demanda Pauline.

Il fallut aller jusqu'au boulevard. Déjà le soleil chauffait, la belle matinée de mai riait sur le pavé des rues; et pas un nuage au ciel, toute une gaieté volait dans l'air bleu, d'une transparence de cristal. Un sourire involontaire entrouvrait les lèvres de Denise; elle respirait fortement, il lui semblait que sa poitrine se dégageait d'un étouffement de six mois. Enfin, elle ne sentait donc plus sur elle l'air enfermé, les pierres lourdes du Bonheur des Dames! elle avait donc devant elle toute une journée de libre campagne! et c'était comme une nouvelle santé, une joie infinie, où elle entrait avec des sensations neuves de gamine. Pourtant, dans le fiacre, elle détourna les yeux, gênée, lorsque Pauline mit un gros baiser sur les lèvres de son amant.

– Tiens! dit-elle, la tête toujours à la portière, M. Lhomme, là-bas… Comme il marche!

– Il a son cor, ajouta Pauline qui s'était penchée. En voilà un vieux toqué! Si l'on ne dirait pas qu'il court à un rendez-vous!

Lhomme, en effet, l'étui de son instrument sous le bras, filait le long du Gymnase, le nez tendu, riant d'aise tout seul, à l'idée du régal qu'il se promettait. Il allait passer la journée chez un ami, une flûte d'un petit théâtre, où des amateurs faisaient le dimanche de la musique de chambre, dès leur café au lait.

– À huit heures! quel enragé! reprit Pauline. Et vous savez que Mme Aurélie et toute sa clique ont dû prendre le train de Rambouillet qui part à six heures vingt-cinq… pour sûr, le mari et la femme ne se rencontreront pas.

Toutes deux causèrent de la partie de Rambouillet. Elles ne souhaitaient pas de la pluie aux autres, parce qu'elles auraient aussi gobé le bouillon; mais, s'il pouvait crever un nuage là-bas, sans que les éclaboussures en vinssent jusqu'à Joinville, ce serait drôle tout de même. Puis, elles tombèrent sur Clara, une gâcheuse qui ne savait comment dépenser l'argent de ses entreteneurs: est-ce qu'elle n'achetait pas trois paires de bottines à la fois, des bottines qu'elle jetait le lendemain, après les avoir coupées avec des ciseaux, à cause de ses pieds qui étaient pleins de bosses? D'ailleurs, ces demoiselles des nouveautés ne se montraient guère plus raisonnables que ces messieurs: elles mangeaient tout, jamais un sou d'économie, des deux et des trois cents francs passaient par mois à des chiffons et à des friandises.

– Mais il n'a qu'un bras! dit tout à coup Baugé. Comment fait-il pour jouer du cor?

Il n'avait pas quitté Lhomme des yeux. Alors, Pauline, qui s'amusait parfois de sa naïveté, lui raconta que le caissier appuyait l'instrument contre un mur; et il la crut parfaitement, en trouvant ça très ingénieux. Puis, lorsque, prise de remords, elle lui expliqua de quelle façon Lhomme adaptait à son moignon un système de pinces, dont il le servait ensuite comme d'une main, il hocha la tête, saisi de méfiance, déclarant qu'on ne lui ferait pas avaler celle-là.

– Tu es trop bête! finit-elle par dire en riant. Ça ne fait rien, je t'aime tout de même.

Le fiacre roulait, on arriva à la gare de Vincennes, juste pour un train. C'était Baugé qui payait; mais Denise avait déclaré qu'elle entendait prendre sa part des dépenses; on réglerait le soir. Ils montèrent en secondes, toute une gaieté bourdonnante s'échappait des wagons. À Nogent, une noce débarqua, au milieu des rires. Enfin, ils descendirent à Joinville, passèrent dans l'île toute de suite, pour commander le déjeuner; et ils restèrent là, le long des berges, sous de hauts peupliers qui bordaient la Marne. L'ombre était froide, une haleine vive soufflait dans le soleil, élargissait au loin, sur l'autre rive, la pureté limpide d'une plaine, déroulant des cultures. Denise s'attardait derrière Pauline et son amant, qui marchaient les bras à la taille; elle avait cueilli une poignée de boutons d'or, elle regardait l'eau couler, heureuse, le cœur défaillant, baissant la tête, quand Baugé se penchait pour baiser la nuque de son amie. Des larmes lui montèrent aux yeux. Cependant, elle ne souffrait pas. Qu'avait-elle à étouffer ainsi, et pourquoi cette vaste campagne, où elle s'était promis tant d'insouciance, l'emplissait-elle d'un regret vague dont elle n'aurait pu dire la cause? Puis, au déjeuner, les rires bruyants de Pauline l'étourdirent. Celle-ci, qui adorait la banlieue d'une passion de cabotine vivant au gaz, dans l'air épais des foules, avait voulu manger sous un berceau, malgré la fraîcheur du vent. Elle s'égayait des souffles brusques qui rabattaient la nappe, elle trouvait drôle la tonnelle, nue encore, avec son treillage repeint, dont les losanges se découpaient sur le couvert. D'ailleurs, elle dévorait, d'une gourmandise affamée de fille mal nourrie au magasin, se donnant dehors une indigestion des choses qu'elle aimait; c'était son vice, tout son argent passait là, en gâteaux, en crudités, en petits plats dégustés lestement aux heures libres. Comme Denise semblait avoir assez des œufs, de la friture et du poulet sauté, elle se retint, elle n'osa commander des fraises, une primeur encore chère, de crainte de trop augmenter l'addition.