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Alors, Denise céda, devant cette amitié qui s'offrait si franchement. Elle s'assit en jupon, un vieux châle noué sur les épaules, près de Pauline en toilette; et une bonne causerie s'engagea entre elles. Il gelait dans la chambre, le froid semblait y couler des murs mansardés, d'une nudité de prison; mais elles ne s'apercevaient pas que leurs doigts avaient l'onglée, elles étaient toutes à leurs confidences. Peu à peu, Denise se livra, parla de Jean et de Pépé, dit combien la question d'argent la torturait; ce qui les amena toutes deux à tomber sur ces demoiselles des confections. Pauline se soulageait.

– Oh! les mauvaises teignes! Si elles se conduisaient en bonnes camarades, vous pourriez vous faire plus de cent francs.

– Tout le monde m'en veut, sans que je sache pourquoi, disait Denise gagnée par les larmes. Ainsi M. Bourdoncle est sans cesse à me guetter, pour me prendre en faute, comme si je le gênais… Il n'y a guère que le père Jouve…

L'autre l'interrompit.

– Ce vieux singe d'inspecteur! Ah! ma chère, ne vous y fiez point… Vous savez, les hommes qui ont des grands nez comme ça! Il a beau étaler sa décoration, on raconte une histoire qu'il aurait eue chez nous, à la lingerie… Mais que vous êtes donc enfant de vous chagriner ainsi! Est-ce malheureux d'être si sensible! Pardi! ce qui vous arrive, arrive à toutes: on vous fait payer la bienvenue.

Elle lui saisit les mains, elle l'embrassa, emportée par son bon cœur. La question d'argent était plus grave. Certainement, une pauvre fille ne pouvait soutenir ses deux frères, payer la pension du petit et régaler les maîtresses du grand, en ramassant les quelques sous douteux dont les autres ne voulaient point; car il était à craindre qu'on ne l'appointât pas avant la reprise des affaires, en mars.

– Écoutez, il est impossible que vous teniez le coup davantage, dit Pauline. Moi, à votre place…

Mais un bruit, venu du corridor, la fit taire. C'était peut-être Marguerite, qu'on accusait de se promener en chemise de nuit, pour moucharder le sommeil des autres. La lingère, qui serrait toujours les mains de son amie, la regarda un moment en silence, l'oreille tendue. Puis, elle recommença très bas, d'un air de tendre conviction:

– Moi, à votre place, je prendrais quelqu'un.

– Comment, quelqu'un? murmura Denise, sans comprendre d'abord.

Lorsqu'elle eut compris, elle retira ses mains, elle resta toute sotte. Ce conseil la gênait comme une idée qui ne lui était jamais venue, et dont elle ne voyait pas l'avantage.

– Oh! non, répondit-elle simplement.

– Alors, continua Pauline, vous ne vous en sortirez pas, c'est moi qui vous le dis!… Les chiffres sont là: quarante francs pour le petit, des pièces de cent sous de temps à autre au grand; et vous ensuite, vous qui ne pouvez toujours aller mise comme une pauvresse, avec des souliers dont ces demoiselles plaisantent; oui, parfaitement, vos souliers vous font du tort… Prenez quelqu'un, ce sera beaucoup mieux.

– Non, répéta Denise.

– Eh bien! vous n'êtes pas raisonnable… C'est forcé, ma chère, et si naturel! Nous avons toutes passé par là. Moi, tenez! j'étais au pair, comme vous. Pas un liard. On est couchée et nourrie, bien sûr; mais il y a la toilette, puis il est impossible de rester sans un sou, renfermée dans sa chambre, à regarder voler les mouches. Alors, mon Dieu! il faut se laisser aller…

Et elle parla de son premier amant, un clerc d'avoué, qu'elle avait connu dans une partie, à Meudon. Après celui-là, elle s'était mise avec un employé des postes. Enfin, depuis l'automne, elle fréquentait un vendeur du Bon Marché, un grand garçon très gentil, chez lequel elle passait toutes ses heures libres. Jamais qu'un à la fois, du reste. Elle était honnête, elle s'indignait, lorsqu'on parlait de ces filles qui se donnent au premier venu.

– Je ne vous dis point de vous mal conduire, au moins! reprit-elle vivement. Ainsi je ne voudrais pas être rencontrée en compagnie de votre Clara, de peur qu'on ne m'accusât de faire la noce comme elle. Mais, quand on est tranquillement avec quelqu'un, et qu'on n'a aucun reproche à s'adresser… Ça vous semble donc vilain?

– Non, répondit Denise. Ça ne me va pas, voilà tout.

Il y eut un nouveau silence. Dans la petite chambre glacée, toutes deux se souriaient, émues de cette conversation à voix basse.

– Et puis, il faudrait d'abord avoir de l'amitié pour quelqu'un, reprit-elle, les joues roses.

La lingère fut très étonnée. Elle finit par rire, et elle l'embrassa une seconde fois, en disant:

– Mais, ma chérie, quand on se rencontre et qu'on se plaît! Êtes-vous drôle! On ne vous forcera pas… Voyons, voulez-vous que dimanche Baugé nous conduise quelque part à la campagne? Il amènera un de ses amis.

– Non, répéta Denise avec une douceur entêtée.

Alors, Pauline n'insista plus. Chacune était maîtresse d'agir à son goût. Ce qu'elle en avait dit, c'était par bonté de cœur, car elle éprouvait un véritable chagrin de voir si malheureuse une camarade. Et, comme minuit allait sonner, elle se leva pour partir. Mais, auparavant, elle força Denise à accepter les six francs qui lui manquaient, en la suppliant de ne pas se gêner, de ne les rendre que lorsqu'elle gagnerait davantage.

– Maintenant, ajouta-t-elle, éteignez votre bougie, pour qu'on ne sache pas quelle porte s'ouvre… Vous la rallumerez ensuite.

La bougie éteinte, toutes deux se serrèrent encore les mains; et Pauline fila légèrement, rentra chez elle, sans laisser d'autres bruits que le frôlement de sa jupe, au milieu du sommeil écrasé de fatigue, des autres petites chambres.

Avant de se mettre au lit, Denise voulut achever de recoudre son soulier et faire son savonnage. Le froid devenait plus vif, à mesure que la nuit avançait. Mais elle ne le sentait pas, cette causerie avait remué tout le sang de son cœur. Elle n'était point révoltée, il lui semblait bien permis d'arranger l'existence comme on l'entendait, lorsqu'on se trouvait seule et libre sur la terre. Jamais elle n'avait obéi à des idées, sa raison droite et sa nature saine la maintenaient simplement dans l'honnêteté où elle vivait. Vers une heure, elle se coucha enfin. Non, elle n'aimait personne. Alors, à quoi bon déranger sa vie, gâter le dévouement maternel qu'elle avait voué à ses deux frères? Pourtant, elle ne s'endormait pas, des frissons tièdes montaient à sa nuque, l'insomnie faisait passer devant ses paupières closes des formes indistinctes, qui s'évanouissaient dans la nuit.

À partir de ce moment, Denise s'intéressa aux histoires tendres de son rayon. En dehors des heures de gros travail, on y vivait dans une préoccupation constante de l'homme. Des commérages couraient, des aventures égayaient ces demoiselles pendant huit jours. Clara était un scandale, avait trois entreteneurs, disait-on, sans compter la queue d'amants de hasard, qu'elle traînait derrière elle; et, si elle ne quittait pas le magasin, où elle travaillait le moins possible, dans le dédain d'un argent gagné plus agréablement ailleurs, c'était pour se couvrir aux yeux de sa famille; car elle avait la continuelle terreur du père Prunaire, qui menaçait de tomber à Paris lui casser les bras et les jambes à coups de sabot. Au contraire, Marguerite se conduisait bien, on ne lui connaissait pas d'amoureux; cela causait une surprise, toutes se racontaient son aventure, les couches qu'elle était venue cacher à Paris; alors, comment avait-elle pu faire cet enfant, si elle était vertueuse? et certaines parlaient d'un hasard, en ajoutant qu'elle se gardait maintenant pour son cousin de Grenoble. Ces demoiselles plaisantaient aussi Mme Frédéric, lui prêtaient des relations discrètes avec de grands personnages; la vérité était qu'on ne savait rien de ses affaires de cœur; elle disparaissait le soir, raidie dans sa maussaderie de veuve, l'air pressé, sans que personne pût dire où elle courait si fort. Quant aux passions de Mme Aurélie, à ses prétendues fringales de jeunes hommes obéissants, elles étaient certainement fausses: on inventait cela entre vendeuses mécontentes, histoire de rire. Peut-être la première avait-elle témoigné autrefois trop de maternité à un ami de son fils, seulement elle occupait aujourd'hui, dans les nouveautés, une situation de femme sérieuse, qui ne s'amusait plus à de pareils enfantillages. Puis, venait le troupeau, la débandade du soir, neuf sur dix que des amants attendaient à la porte; c'était, sur la place Gaillon, le long de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, toute une faction d'hommes immobiles, guettant du coin de l'œil; et, quand le défilé commençait, chacun tendait le bras, emmenait la sienne, disparaissait en causant, avec une tranquillité maritale.

Mais ce qui troubla le plus Denise, ce fut de surprendre le secret de Colomban. À toute heure, elle le trouvait de l'autre côté de la rue, sur le seuil du Vieil Elbeuf, les yeux levés et ne quittant pas du regard ces demoiselles des confections. Quand il se sentait guetté par elle, il rougissait, détournait la tête, comme s'il eût redouté que la jeune fille ne le vendît à sa cousine Geneviève, bien qu'il n'y eût plus aucuns rapports entre les Baudu et leur nièce, depuis l'entrée de celle-ci au Bonheur des Dames. D'abord, elle le crut amoureux de Marguerite, à voir ses airs transis d'amant qui désespère, car Marguerite, sage et couchant au magasin, n'était point commode. Puis, elle resta stupéfaite lorsqu'elle acquit la certitude que les regards ardents du commis s'adressaient à Clara. Il y avait des mois qu'il brûlait ainsi, sur le trottoir d'en face, sans trouver le courage de se déclarer; et cela pour une fille libre, qui demeurait rue Louis-le-Grand, qu'il aurait pu aborder, avant qu'elle s'en allât chaque soir au bras d'un nouvel homme! Clara elle-même ne paraissait pas se douter de sa conquête. La découverte de Denise l'emplit d'une émotion douloureuse. Était-ce donc si bête, l'amour? Quoi! ce garçon qui avait tout un bonheur sous la main, et qui gâtait sa vie, et qui adorait une gueuse comme un saint-sacrement! À partir de ce jour, elle éprouva un serrement de cœur, chaque fois qu'elle aperçut, derrière les carreaux verdâtres du Vieil Elbeuf, le profil pâle et souffrant de Geneviève.