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– Alors, je suis perdu, répéta-t-il avec un geste tragique. Écoute, petite sœur: c'est une grande brune, nous sommes allés au café en compagnie du frère, moi je ne me doutais pas que les consommations…

Elle dut l'interrompre de nouveau, et comme des larmes montaient aux yeux du cher écervelé, elle tira son porte-monnaie, en sortit une pièce de dix francs, qu'elle lui glissa dans la main. Tout de suite, il se mit à rire.

– Je savais bien… Mais, parole d'honneur! jamais plus désormais! Il faudrait être un fameux chenapan.

Et il reprit sa course, après l'avoir baisée sur les joues comme un fou. Dans le magasin, des employés s'étonnaient.

Cette nuit-là, Denise dormit d'un mauvais sommeil. Depuis son entrée au Bonheur des Dames, l'argent était son cruel souci. Elle restait toujours au pair, sans appointements fixes; et, comme ces demoiselles du rayon l'empêchaient de vendre, elle arrivait tout juste à payer la pension de Pépé, grâce aux clientes sans conséquence qu'on lui abandonnait. C'était pour elle une misère noire, la misère en robe de soie. Souvent elle devait passer la nuit, elle entretenait son mince trousseau, reprisant son linge, raccommodant ses chemises comme de la dentelle; sans compter qu'elle avait posé des pièces à ses souliers, aussi adroitement qu'un cordonnier aurait pu le faire. Elle risquait des lessives dans sa cuvette. Mais sa vieille robe de laine l'inquiétait surtout; elle n'en avait pas d'autre, elle était forcée de la remettre chaque soir, quand elle quittait la soie d'uniforme, ce qui l'usait terriblement; une tache lui donnait la fièvre, le moindre accroc devenait une catastrophe. Et rien à elle, pas un sou, pas de quoi acheter les menus objets dont une femme a besoin; elle avait dû attendre quinze jours pour renouveler sa provision de fil et d'aiguilles. Aussi étaient-ce des désastres, lorsque Jean, avec ses histoires d'amour, tombait tout d'un coup et saccageait le budget. Une pièce de vingt sous emportée creusait un gouffre. Quant à trouver dix francs le lendemain, il ne fallait pas y songer un instant. Jusqu'au petit jour, elle eut des cauchemars, Pépé jeté à la rue, tandis qu'elle retournait les pavés de ses doigts meurtris, pour voir s'il n'y avait pas de l'argent dessous.

Le lendemain, justement, elle eut à sourire, à jouer son rôle de fille bien mise. Des clientes connues vinrent au rayon, Mme Aurélie l'appela plusieurs fois, lui jeta sur les épaules des manteaux, afin qu'elle en fit valoir les coupes nouvelles. Et, tandis qu'elle se cambrait, avec des grâces imposées de gravures de mode, elle songeait aux quarante francs de la pension de Pépé, qu'elle avait promis de payer le soir. Elle se passerait bien encore de bottines, ce mois-là; mais, en joignant même aux trente francs qui lui restaient, les quatre francs mis de côté sou à sou, cela ne lui ferait jamais que trente-quatre francs; et, où prendrait-elle six francs pour compléter la somme? C'était une angoisse dont son cœur défaillait.

– Remarquez, les épaules sont libres, disait Mme Aurélie. C'est très distingué et très commode… Mademoiselle peut croiser les bras.

– Oh! parfaitement, répétait Denise, qui gardait un air aimable. On ne le sent pas… Madame en sera contente.

Maintenant, elle se reprochait d'être allée, l'autre dimanche, chercher Pépé chez Mme Gras, pour le promener aux Champs-Élysées. Le pauvre enfant sortait si rarement avec elle! Mais il avait fallu lui acheter du pain d'épice et une pelle, puis le mener voir Guignol; et tout de suite cela était monté à vingt-neuf sous. Vraiment, Jean ne songeait guère au petit, lorsqu'il faisait des sottises. Ensuite, tout retombait sur elle.

– Du moment qu'il ne plaît pas à madame…, reprenait la première. Tenez! mademoiselle, mettez la rotonde, afin que madame juge.

Et Denise marchait à petit pas, la rotonde aux épaules, en disant:

– Elle est plus chaude… C'est la mode de cette année.

Jusqu'au soir, derrière sa bonne grâce de métier, elle se tortura ainsi pour savoir où trouver de l'argent. Ces demoiselles, débordées, lui laissèrent faire une vente importante; mais on était au mardi, il fallait attendre quatre jours, avant de toucher la semaine. Après le dîner, elle résolut de remettre au lendemain sa visite chez Mme Gras. Elle s'excuserait, dirait avoir été retenue; et d'ici là, peut-être aurait-elle les six francs.

Comme Denise évitait les moindres dépenses, elle montait se coucher de bonne heure. Que pouvait-elle faire sur les trottoirs, sans un sou, avec sa sauvagerie, et toujours inquiétée par la grande ville, où elle ne connaissait que les rues voisines du magasin? Après s'être risquée jusqu'au Palais-Royal, pour prendre l'air, elle rentrait vite, s'enfermait, se mettait à coudre ou à savonner. C'était, le long du couloir des chambres, une promiscuité de caserne, des filles souvent peu soignées, des commérages d'eaux de toilette et de linges sales, toute une aigreur qui se dépensait en brouilles et en raccommodements continuels. Du reste, défense de remonter pendant le jour; elles ne vivaient pas là, elles y logeaient la nuit, n'y rentrant le soir qu'à la dernière minute, s'en échappant le matin, endormies encore, mal réveillées par un débarbouillage rapide; et ce coup de vent qui balayait sans cesse le couloir, la fatigue des treize heures de travail qui les jetait au lit sans un souffle, achevaient de changer les combles en une auberge traversée par la maussaderie éreintée d'une débandade de voyageurs. Denise n'avait pas d'amie. De toutes ces demoiselles, une seule, Pauline Cugnot, lui témoignait quelque tendresse; et encore, les rayons des confections et de la lingerie, installés côte à côte, se trouvant en guerre ouverte, la sympathie des deux vendeuses avait dû jusque-là se borner à de rares paroles, échangées en courant. Pauline occupait bien une chambre voisine, à droite de la chambre de Denise; mais, comme elle disparaissait au sortir de table et ne revenait pas avant onze heures, cette dernière l'entendait seulement se mettre au lit, sans jamais la rencontrer, en dehors des heures de travail.

Cette nuit-là, Denise s'était résignée à faire de nouveau le cordonnier. Elle tenait ses souliers, les examinait, regardait comment elle pourrait les mener au bout du mois. Enfin, avec une forte aiguille, elle avait pris le parti de recoudre les semelles, qui menaçaient de quitter l'empeigne. Pendant ce temps, un col et des manches trempaient dans la cuvette, pleine d'eau de savon.

Chaque soir, elle entendait les mêmes bruits, ces demoiselles qui rentraient une à une, de courtes conversations chuchotées, des rires, parfois des querelles, qu'on étouffait. Puis, les lits craquaient, il y avait des bâillements; et les chambres tombaient à un lourd sommeil. Sa voisine de gauche rêvait souvent tout haut, ce qui l'avait effrayée d'abord. Peut-être, d'autres, à son exemple, veillaient-elles pour se raccommoder, malgré le règlement; mais ce devait être avec les précautions qu'elle prenait elle-même, les gestes ralentis, les moindres chocs évités, car un silence frissonnant sortait seul des portes closes.

Onze heures étaient sonnées depuis dix minutes, lorsqu'un bruit de pas lui fit lever la tête. Encore une de ces demoiselles qui se trouvait en retard! Et elle reconnut Pauline, en entendant celle-ci ouvrir la porte d'à côté. Mais elle demeura stupéfaite: la lingère revenait doucement et frappait chez elle.

– Dépêchez-vous, c'est moi.

Il était défendu aux vendeuses de se recevoir dans leurs chambres. Aussi Denise tourna-t-elle la clef vivement, pour que sa voisine ne fût pas surprise par Mme Cabin, qui veillait à la stricte observation du règlement.

– Elle était là? demanda-t-elle en refermant la porte.

– Qui? Mme Cabin? dit Pauline. Oh! ce n'est pas d'elle que j'ai peur… Avec cent sous!

Puis elle ajouta:

– Voici longtemps que je veux causer. En bas, on ne peut jamais… Puis, vous m'avez eu l'air si triste, ce soir, à table!

Denise la remerciait, la priait de s'asseoir, touchée de son air de bonne fille. Mais, dans le trouble où cette visite imprévue la mettait, elle n'avait pas lâché le soulier qu'elle était en train de recoudre; et les yeux de Pauline tombèrent sur ce soulier. Elle hocha la tête, regarda autour d'elle, aperçut les manches et le col dans la cuvette.

– Ma pauvre enfant, je m'en doutais, reprit-elle. Allez! je connais ça. Dans les premiers temps, quand je suis arrivée de Chartres, et que le père Cugnot ne m'envoyait pas un sou, j'en ai lavé de ces chemises! Oui, oui, jusqu'à mes chemises! J'en avais deux, vous en auriez toujours trouvé une qui trempait.

Elle s'était assise, essoufflée d'avoir couru. Sa large face, aux petits yeux vifs, à la grande bouche tendre, avait une grâce, sous l'épaisseur des traits. Et, sans transition, tout d'un coup, elle conta son histoire: sa jeunesse au moulin, le père Cugnot ruiné par un procès, et qui l'avait envoyée à Paris faire fortune, avec vingt francs dans la poche; ensuite, ses débuts comme vendeuse, d'abord au fond d'un magasin des Batignolles, puis au Bonheur des Dames, de terribles débuts, toutes les blessures et toutes les privations; enfin, sa vie actuelle, les deux cents francs qu'elle gagnait par mois, les plaisirs qu'elle prenait, l'insouciance où elle laissait couler ses journées. Des bijoux, une broche, une chaîne de montre, luisaient sur sa robe de drap gros bleu, pincée coquettement à la taille; et elle souriait sous sa toque de velours, ornée d'une grande plume grise.

Denise était devenue très rouge, avec son soulier. Elle voulait balbutier une explication.

– Puisque ça m'est arrivé! répéta Pauline. Voyons, je suis votre aînée, j'ai vingt-six ans et demi, sans que cela paraisse… Contez-moi vos petites affaires.