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– Maintenant, qu'allons-nous faire? demanda Baugé, lorsque le café fut servi.

D'habitude, l'après-midi, Pauline et lui rentraient dîner à Paris, pour finir leur journée dans un théâtre. Mais, sur le désir de Denise, ils décidèrent qu'on resterait à Joinville; ce serait drôle, on se donnerait de la campagne par-dessus la tête. Et, tout l'après-midi, ils battirent les champs. Un instant, l'idée d'une promenade en canot fut discutée; puis, ils l'abandonnèrent, Baugé ramait trop mal. Mais leur flânerie, au hasard des sentiers, revenait quand même le long de la Marne; ils s'intéressaient à la vie de la rivière, aux escadres de yoles et de norvégiennes, aux équipes de canotiers qui la peuplaient. Le soleil baissait, ils retournaient vers Joinville, lorsque deux yoles, descendant le courant et luttant de vitesse, échangèrent des bordées d'injures, où dominaient les cris répétés de «caboulots» et de «calicots».

– Tiens! dit Pauline, c'est M. Hutin.

– Oui, reprit Baugé, qui étendait la main devant le soleil, je reconnais la yole d'acajou… L'autre yole doit être montée par une équipe d'étudiants.

Et il expliqua la vieille haine qui mettait souvent aux prises la jeunesse des écoles et les employés de commerce. Denise, en entendant prononcer le nom de Hutin, s'était arrêtée; et, les yeux fixes, elle suivait la mince embarcation, elle cherchait le jeune homme parmi les rameurs, sans distinguer autre chose que les taches blanches de deux femmes, dont l'une, assise à la barre, avait un chapeau rouge. Les voix se perdirent au milieu du grand ruissellement de la rivière.

– À l'eau, les caboulots!

– Les calicots, à l'eau, à l'eau!

Le soir, on retourna au restaurant de l'île. Mais l'air était devenu trop vif, il fallut manger dans une des deux salles fermées, où l'humidité de l'hiver trempait encore les nappes d'une fraîcheur de lessive. Dès six heures, les tables manquèrent, les promeneurs se hâtaient, cherchaient un coin; et les garçons apportaient toujours des chaises, des bancs, rapprochaient les assiettes, entassaient le monde. On étouffait maintenant, on fit ouvrir les fenêtres. Dehors, le jour pâlissait, un crépuscule verdâtre tombait des peupliers, si rapide, que le restaurateur, mal outillé pour ces repas à couvert, n'ayant pas de lampes, dut faire mettre une bougie sur chaque table. Le bruit était assourdissant, des rires, des appels, des chocs de vaisselle; au vent des fenêtres, les bougies s'effaraient et coulaient; tandis que des papillons de nuit battaient des ailes, dans l'air chauffé par l'odeur des viandes, et que traversaient de petits souffles glacés.

– Hein? s'amusent-ils? disait Pauline enfoncée dans une matelote, qu'elle déclarait extraordinaire.

Elle se pencha pour ajouter:

– Vous n'avez pas reconnu M. Albert, là-bas?

C'était, en effet, le jeune Lhomme, au milieu de trois femmes équivoques, une vieille dame en chapeau jaune, à mine basse de pourvoyeuse, et deux mineures, deux fillettes de treize ou quatorze ans, déhanchées, d'une effronterie gênante. Lui, très ivre déjà, tapait son verre sur la table, parlait de rosser le garçon, s'il n'apportait pas des liqueurs tout de suite.

– Ah bien! reprit Pauline, en voilà une famille! la mère à Rambouillet, le père à Paris et le fils à Joinville… Ils ne se marcheront pas sur les pieds.

Denise, qui détestait le bruit, souriait pourtant, goûtait la joie de ne plus penser, au milieu d'un tel vacarme. Mais, tout d'un coup, il y eut, dans la salle voisine, un éclat de voix qui couvrit les autres. C'étaient des hurlements, que des gifles durent suivre, car on entendit des poussées, des chaises abattues, toute une lutte, où revenaient les cris de la rivière:

– À l'eau, les calicots!

– Les caboulots, à l'eau! à l'eau!

Et, lorsque la grosse voix du cabaretier eut calmé la bataille, Hutin brusquement parut. En vareuse rouge, une toque renversée derrière le crâne, il avait à son bras la grande fille blanche, la barreuse, qui, pour porter les couleurs de la yole, s'était planté une touffe de coquelicots sur l'oreille. Des clameurs, des applaudissements accueillirent leur entrée; et il rayonnait, il bombait la poitrine en se dandinant avec le roulis des marins, il étalait un coup de poing qui lui bleuissait la joue, tout gonflé de la joie d'être remarqué. Derrière eux, l'équipe suivait. Une table fut prise d'assaut, le tapage devint formidable.

– Il paraît, expliqua Baugé, après avoir écouté les conversations derrière lui, il paraît que les étudiants ont reconnu la femme de Hutin, une ancienne du quartier, qui chante à présent dans un beuglant, à Montmartre. Et alors on s'est cogné pour elle… Ces étudiants, ça ne paie jamais les femmes!

– En tout cas, dit Pauline d'un air pincé, elle est joliment laide, celle-là, avec ses cheveux carotte… Vrai, je ne sais où M. Hutin les ramasse, mais elles sont toutes plus sales les unes que les autres.

Denise avait pâli. C'était en elle un froid de glace, comme si, goutte à goutte, le sang de son cœur se fût retiré. Déjà, sur la berge, devant la yole rapide, elle avait senti un premier frisson; et, maintenant, elle ne pouvait douter, cette fille était bien avec Hutin. La gorge serrée, les mains tremblantes, elle ne mangeait plus.

– Qu'avez-vous? demanda son amie.

– Rien, balbutia-t-elle, il fait un peu chaud.

Mais la table de Hutin était voisine, et quand il eut aperçu Baugé, qu'il connaissait, il engagea la conversation d'une voix aiguë, pour continuer à occuper la salle.

– Dites donc, cria-t-il, êtes-vous toujours vertueux, au Bon Marché?

– Pas tant que ça, répondit l'autre très rouge.

– Laissez donc! ils ne prennent que des vierges, et ils ont un confessionnal en permanence pour les vendeurs qui les regardent… Une maison où l'on fait des mariages, merci!

Des rires s'élevèrent. Liénard, qui était de l'équipe, ajouta:

– Ce n'est pas comme au Louvre… Il y a une accoucheuse attachée au comptoir des confections. Parole d'honneur!

La gaieté redoubla. Pauline elle-même éclatait, tellement l'accoucheuse lui semblait drôle. Mais Baugé restait vexé des plaisanteries sur l'innocence de sa maison. Il se lança tout d'un coup.

– Avec ça que vous êtes bien, au Bonheur des Dames! Flanqués à la porte pour un mot! et un patron qui a l'air de raccrocher ses clientes!

Hutin ne l'écoutait plus, entamait l'éloge de la place Clichy. Il y connaissait une jeune fille, qui était si convenable, que les acheteuses n'osaient s'adresser à elle, de peur de l'humilier. Ensuite, il rapprocha son couvert, il raconta qu'il avait fait cent quinze francs pendant la semaine; oh! une semaine épatante, Favier laissé à cinquante-deux francs, tout le tableau de ligne roulé; et ça se voyait, n'est-ce pas? il bouffait la monnaie, il ne se coucherait pas avant d'avoir liquidé les cent quinze francs. Puis, comme il se grisait, il tomba sur Robineau, ce gringalet de second qui affectait de se tenir à part, au point de ne pas vouloir, dans la rue, marcher avec un de ses vendeurs.

– Taisez-vous, dit Liénard, vous parlez trop, mon cher.

La chaleur avait grandi, les bougies coulaient sur les nappes tachées de vin; et, par les fenêtres ouvertes, lorsque le bruit des dîneurs tombait brusquement, entrait une voix lointaine, prolongée, la voix de la rivière et des grands peupliers, qui s'endormaient dans la nuit calme. Baugé venait de demander l'addition, en voyant que Denise n'allait pas mieux, toute blanche, le menton convulsé par les larmes qu'elle retenait; mais le garçon ne reparaissait plus, et elle dut subir encore les éclats de voix de Hutin. Maintenant, il se disait plus chic que Liénard, parce que Liénard mangeait simplement l'argent de son père, tandis que lui mangeait l'argent gagné, le fruit de son intelligence. Enfin, Baugé paya, les deux femmes sortirent.

– En voilà une du Louvre, murmura Pauline dans la première salle, en regardant une grande fille mince qui mettait son manteau.

– Tu ne la connais pas, tu n'en sais rien, dit le jeune homme.

– Avec ça! et la façon de se draper!… Rayon de l'accoucheuse, va! Si elle a entendu, elle doit être contente!

Ils étaient dehors. Denise eut un soupir de soulagement. Elle avait cru mourir, dans cette chaleur suffocante, au milieu de ces cris; et elle expliquait toujours son malaise par le manque d'air. À présent, elle respirait. Une fraîcheur tombait du ciel étoilé. Comme les deux jeunes filles quittaient le jardin du restaurant, une voix timide murmura dans l'ombre:

– Bonsoir, mesdemoiselles.

C'était Deloche. Elles ne l'avaient pas vu au fond de la première salle, où il dînait seul, après être venu de Paris à pied, pour le plaisir. En reconnaissant cette voix amie, Denise, souffrante, céda machinalement au besoin d'un soutien.

– Monsieur Deloche, vous rentrez avec nous, dit-elle. Donnez-moi votre bras.

Déjà Pauline et Baugé marchaient devant. Ils s'étonnèrent. Ils n'auraient pas cru que ça se ferait ainsi, et avec ce garçon. Pourtant, comme on avait une heure encore avant de prendre le train, ils allèrent jusqu'au bout de l'île, ils suivirent la berge, sous les grands arbres; et, de temps à autre, ils se retournaient, ils murmuraient:

– Où sont-ils donc? Ah! les voici… c'est drôle tout de même.