– C'est vrai, c'qu'i' dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa cangue. Quand j'sui' été en permission, j'ai vu qu'j'avais oublié bien des choses de ma vie d'avant. Y a des lettres de moi que j'ai relues comme si c'était un livre que j'ouvrais. Et pourtant, malgré ça j'ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c'est des choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu'on est.
– Ni les autres, ni nous, alors! Tant de malheur est perdu!
Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.
– Ah! si on se rappelait! s'écria l'un.
– Si on s'rappelait, dit l'autre, y aurait plus d'guerre!
Un troisième ajouta magnifiquement:
– Oui, si on s'rappelait, la guerre serait moins inutile qu'elle ne l'est.
Mais tout d'un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d'où tombait la boue, et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il cria sourdement:
– Il ne faut plus qu'il y ait de guerre après celle-là!
Dans ce coin bourbeux où, faibles encore et impotents, nous étions assaillis par des souffles de vent qui nous empoignaient si brusquement et si fort que la surface du terrain semblait osciller comme une épave, le cri de l'homme qui avait l'air de vouloir s'envoler éveilla d'autres cris pareils:
– Il ne faut plus qu'il y ait de guerre après celle-là!
Les exclamations sombres, furieuses, de ces hommes enchaînés à la terre, incarnés de terre, montaient et passaient dans le vent comme des coups d'aile:
– Plus de guerre, plus de guerre!
– Oui, assez!
– C'est trop bête, aussi… C'est trop bête, mâchonnaient-ils. Qu'est-ce que ça signifie, au fond, tout ça – tout ça qu'on n'peut même pas dire!
Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espèce de banquise disputée par les éléments, avec leurs sombres masques en lambeaux. La protestation qui les soulevait était tellement vaste qu'elle les étouffait.
– On est fait pour vivre, pas pour crever comme ça!
– Les hommes sont faits pour être des maris, des pères des hommes, quoi! pas des bêtes qui se traquent, s'égorgent et s'empestent.
– Et tout partout, partout, c'est des bêtes, des bêtes féroces ou des bêtes écrasées. Regarde, regarde!
… Je n'oublierai jamais l'aspect de ces campagnes sans limites sur la face desquelles l'eau sale avait rongé les couleurs, les traits, les reliefs, dont les formes attaquées par la pourriture liquide s'émiettaient et s'écoulaient de toutes parts, à travers les ossatures broyées des piquets, des fils de fer, des charpentes – et, là-dessus, parmi ces sombres immensités de Styx, la vision de ce frissonnement de raison, de logique et de simplicité, qui s'était mis soudain à secouer ces hommes comme de la folie.
On voyait que cette idée les tourmentait: qu'essayer de vivre sa vie sur la terre et d'être heureux, ce n'est pas seulement un droit, mais un devoir – et même un idéal et une vertu; que la vie sociale n'est faite que pour donner plus de facilité à chaque vie intérieure.
– Vivre!…
– Nous!… Toi… Moi…
– Plus de guerre. Ah! non… C'est trop bête!… Pire que ça, c'est trop…
Une parole vint en écho à leur vague pensée, à leur murmure morcelé et avorté de foule… J'ai vu se soulever un front couronné de fange et la bouche a proféré au niveau de la terre:
– Deux armées qui se battent, c'est comme une grande armée qui se suicide!
– Tout de même, qu'est-ce que nous sommes depuis deux ans? De pauvres malheureux incroyables, mais aussi des sauvages, des brutes, des bandits, des salauds.
– Pire que ça! mâcha celui qui ne savait employer que cette expression.
– Oui, je l'avoue!
Dans la trêve désolée de cette matinée, ces hommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par la pluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés des volcans et de l'inondation entrevoyaient a quel point la guerre, aussi hideuse au moral qu'au physique, non seulement viole le bon sens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes – mais ils se rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d'eux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul: la méchanceté jusqu'au sadisme, l'égoïsme jusqu'à la férocité, le besoin de jouir jusqu'à la folie.
Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout à l'heure ils se sont figurés confusément leur misère. Ils sont bondés d'une malédiction qui essaye de se livrer passage et d'éclore en paroles. Ils en geignent; ils en vagissent. On dirait qu'ils font effort pour sortir de l'erreur et de l'ignorance qui les souillent autant que la boue, et qu'ils veulent enfin savoir pourquoi ils sont châtiés.
– Alors quoi? clame l'un.
– Quoi? répète l'autre, plus grandement encore.
Le vent fait trembler aux yeux l'étendue inondée et, s'acharnant sur ces masses humaines, couchées ou à genoux, fixes comme des dalles et des stèles, leur arrache des frissons.
– Il n'y aura plus d'guerre, gronde un soldat, quand il n'y aura plus d'Allemagne.
– C'est pas ça qu'il faut dire! crie un autre. C'est pas assez. Y aura plus de guerre quand l'esprit de la guerre sera vaincu!
Comme le mugissement du vent avait étouffé à moitié ces mots, il érigea sa tête et les répéta.
– L'Allemagne et le militarisme, hacha précipitamment la rage d'un autre, c'est la même chose. Ils ont voulu la guerre et ils l'avaient préméditée. Ils sont le militarisme.
– Le militarisme… reprit un soldat.
– Qu'est-ce que c'est? demanda-t-on.
– C'est… c'est la force brutale préparée qui, tout d'un coup, à un moment, s'abat. C'est être des bandits.
– Oui. Aujourd'hui, le militarisme s'appelle Allemagne.
– Oui; mais demain, comme qu'i' s'appellera?
– J'sais pas, dit une voix grave, comme celle d'un prophète.
– Si l'esprit de la guerre n'est pas tué, t'auras des mêlées tout le long des époques.
– Il faut… il faut.
– Il faut se battre! gargouilla la voix rauque d'un corps qui, depuis notre réveil, se pétrifiait dans la boue dévoratrice. Il le faut! – et le corps se retourna pesamment. – Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forces et nos peaux, et nos cœurs, toute not' vie, et les joies qui nous restaient! L'existence de prisonniers qu'on a, il faut l'accepter des deux mains! Il faut tout supporter, même l'injustice, dont le règne est venu, et le scandale et la dégoûtation qu'on voit – pour être tout à la guerre, pour vaincre! Mais, s'il faut faire un sacrifice pareil, ajouta désespérément l'homme informe, en se retournant encore, c'est parce qu'on se bat pour un progrès, non pour un pays; contre une erreur, non contre un pays.
– Faut tuer la guerre, dit le premier parleur, faut tuer la guerre, dans le ventre de l'Allemagne!
– Tout de même, fit un de ceux qui étaient assis là, enraciné comme une espèce de germe, tout de même, on commence à comprendre pourquoi il fallait marcher.
– Tout de même, marmotta à son tour le chasseur, qui s'était accroupi, y en a qui se battent avec une autre idée que ça dans la tête. J'en ai vu, des jeunes, qui s'foutaient pas mal des idées humanitaires. L'important pour eux, c'est la question nationale, pas aut'chose, et la guerre une affaire de patries: chacun fait reluire la sienne, voilà tout. I's s'battaient, ceux-là, et i's s'battaient bien.
– I's sont jeunes, ces petits gars qu'tu dis. I's sont jeunes. Faut pardonner.
– On peut bien faire sans savoir bien c'qu'on fait.
– C'est vrai qu'les hommes sont fous! Ça, on l'dira jamais assez!
– Les chauvins, c'est d'la vermine… ronchonna une ombre.
Ils répétèrent plusieurs fois, comme pour se guider à tâtons:
– Faut tuer la guerre. La guerre, elle!
L'un de nous, celui qui ne bougeait pas la tête, dans l'armature de ses épaules, s'entêta dans son idée:
– Tout ça, c'est des boniments. Qu'est-ce que ça fait qu'on pense ça ou ça! Faut être vainqueurs, voilà tout.
Mais les autres avaient commencé à chercher. Ils voulaient savoir et voir plus loin que le temps présent. Ils palpitaient, essayant d'enfanter en eux-mêmes une lumière de sagesse et de volonté. Des convictions éparses tourbillonnaient dans leurs têtes et il leur sortait des lèvres des fragments confus de croyances.
– Bien sûr… Oui… Mais faut voir les choses… Mon vieux, faut toujours voir le résultat.
– L'résultat! Être vainqueurs dans cette guerre, se buta l'homme-borne, c'est pas un résultat?