On s'est de nouveau perdus. Cette fois, on doit être bien près des premières lignes; mais une dépression de terrain dessine dans cette partie de la plaine une vague cuvette parcourue par des ombres.
On a longé une sape dans un sens, puis dans l'autre. Dans la vibration phosphorescente du canon, saccadée comme au cinématographe, on aperçoit au-dessus du parapet deux brancardiers essayant de franchir la tranchée avec leur brancard chargé.
Le lieutenant, qui connaît tout au moins le lieu où il doit conduire l'équipe des travailleurs, les interpelle:
– Où est-il, le Boyau Neuf?
– J'sais pas.
On leur pose, des rangs, une autre question: «À quelle distance est-on des Boches?» ils ne répondent pas. Ils se parlent.
– J'm'arrête, dit celui de l'avant. J'suis trop fatigué.
– Allons! avance, nom de Dieu! fait l'autre d'un ton bourru en pataugeant pesamment, les bras tirés par le brancard. On va pas tester à moisir ici.
Ils posent le brancard à terre sur le parapet, l'extrémité surplombant la tranchée. On voit, en passant par-dessous, les pieds de l'homme étendu; et la pluie qui tombe sur le brancard en dégoutte noircie.
– C'est un blessé? demande-t-on d'en bas.
– Non, un macchab, grogne cette fois le brancardier, et i' pèse au moins quatre-vingts kilos. Des blessés, j'dis pas – d'puis deux jours et deux nuits, on n'en déporte pas – mais c'est malheureux d's'esquinter à trimbaler des morts.
Et le brancardier, debout sur le bord du talus, jette un pied sur la base du talus qui fait face, par-dessus le trou, et, les jambes écartées à fond, péniblement équilibré, empoigne le brancard et se met en devoir de le traîner de l'autre côté; et il appelle son camarade à son secours.
Un peu plus loin, on voit se pencher la forme d'un officier encapuchonné. Il a porté la main à sa figure et deux lignes dorées ont apparu à sa manche.
Il va nous indiquer le chemin, lui… Mais il parle: il demande si on n'a pas vu sa batterie, qu'il cherche.
On n'arrivera jamais.
On arrive pourtant.
On aboutit à un champ charbonneux, hérissé de quelques maigres piquets; et sur lequel on grimpe et on se répand en silence. C'est là.
Pour se mettre en place, c'est une affaire. À quatre reprises différentes, il faut avancer, puis rétrograder pour que la compagnie s'échelonne régulièrement sur la longueur du boyau à creuser et que le même intervalle subsiste entre chaque équipe d'un piocheur et de deux pelleteurs.
– Appuyez encore de trois pas… C'est trop. Un pas en arrière. Allons, un pas en arrière, êtes-vous sourds?… Halte!… Là!…
Cette mise au point est conduite par le lieutenant et un gradé du génie surgi de terre. Ensemble ou séparément, ils se démènent, courent le long de la file, crient leurs commandements à voix basse dans la figure des hommes qu'ils prennent par le bras, parfois, pour les guider. L'opération, commencée avec ordre, dégénère, en raison de la mauvaise humeur des hommes épuisés qui ont continuellement à se déraciner du point où ils sont affalés, en houleuse cohue.
– On est en avant des premières lignes, dit-on tout bas autour de moi.
– Non, murmurent d'autres voix, on est juste derrière.
On ne sait pas. La pluie tombe toujours, moins fort cependant qu'à certains moments de la marche. Mais qu'importe la pluie! On s'est étalés par terre. On est si bien, les reins et les membres posés sur la boue moelleuse, qu'on reste indifférents à l'eau qui nous pique la figure, nous passe sur la peau, et au lit spongieux qui nous tient.
Mais c'est à peine si on a le temps de souffler. On ne nous laisse pas imprudemment nous ensevelir dans le repos. Il faut se mettre au travail d'arrache-pied. Il est deux heures du matin: dans quatre heures il fera trop clair pour qu'on puisse rester ici. Il n'y a pas une minute à perdre.
– Chaque homme, nous dit-on, a à creuser 1 m. 50 de longueur sur 0 m. 70 de largeur et 80 cm. de profondeur. Chaque équipe a donc ses 4 m. 50. Et mettez-en un coup, je vous le conseille: plus tôt ce sera fini, plus tôt vous vous en irez.
On connaît le boniment. Il n'y a pas d'exemple dans les annales du régiment qu'une corvée de terrassement soit partie avant l'heure où il fallait nécessairement qu'elle vidât les lieux pour ne pas être aperçue, repérée et détruite avec son ouvrage.
On murmure:
– Oui, oui, ça va… C'est pas la peine de nous la faire. Économise.
Mais – sauf quelques dormeurs invincibles qui tout à l'heure seront obligés de travailler surhumainement – tout le monde se met à l'œuvre avec courage.
On attaque la première couche de la ligne nouvelle: des mottes de terre filandreuses d'herbe. La facilité et la rapidité avec lesquelles s'entame le travail – comme tous les travaux de terrassement en pleine terre – donnent l'illusion qu'il sera vite terminé, qu'on pourra dormir dans son trou, et cela ravive une certaine ardeur.
Mais soit à cause du bruit des pelles, soit parce que quelques-uns, malgré les objurgations, bavardent presque haut, notre agitation éveille une fusée, qui grince verticalement sur notre droite avec sa ligne enflammée.
– Couchez-vous!
Tout le monde s'abat, et la fusée balance et promène son immense pâleur sur une sorte de champ de morts.
Lorsqu'elle est éteinte, on entend, çà et là, puis partout, les hommes se dégager de l'immobilité qui les cachait, se relever, et se remettre au travail avec plus de sagesse.
Bientôt, une autre fusée lance sa longue tige dorée, couche et immobilise encore lumineusement la ligne obscure des faiseurs de tranchées. Puis une autre, puis une autre.
Des balles déchirent l'air autour de nous. On entend crier:
– Un blessé!
Il passe soutenu par des camarades; il semble même qu'il y a plusieurs blessés. On entrevoit ce paquet d'hommes qui se traînent l'un l'autre, et s'en vont.
L'endroit devient mauvais. On se baisse, on s'accroupit. Quelques-uns grattent la terre à genoux. D'autres travaillent allongés, peinent et se tournent et retournent, comme ceux qui ont des cauchemars. La terre, dont la première couche nous fut légère à enlever, devient glaiseuse et collante, est dure à manier et adhère à l'outil comme du mastic. Il faut, à chaque pelletée, racler le fer de la bêche.
Déjà serpente une maigre bosselure de déblais, et chacun se donne l'impression de renforcer cet embryon de talus avec sa musette et sa capote roulée, et se pelotonne derrière ce mince tas d'ombre lorsqu'une rafale arrive…
On transpire quand on travaille; dès qu'on s'arrête, on est transpercé de froid. Aussi est-on obligé de vaincre la douleur de la fatigue et de reprendre la tâche.
Non, on n'aura pas fini… La terre devient de plus en plus lourde. Un enchantement semble s'acharner contre nous et nous paralyser les bras. Les fusées nous harcèlent, nous font la chasse, ne nous laissent pas remuer longtemps; et, après que chacune d'elles nous a pétrifiés dans sa lumière, nous avons à lutter contre une besogne plus rétive. C'est avec une lenteur désespérante, à coup de souffrances, que le trou descend vers les profondeurs.
Le sol s'amollit, chaque pelletée s'égoutte et coule, et se répand de la pelle avec un bruit flasque. Quelqu'un, enfin, crie:
– Y a d'la flotte!
Ce cri se répercute et court tout le long de la rangée de terrassiers.
– Y a d'la flotte. Rien à faire!
– L'équipe où est Mélusson a creusé plus profond, et c'est de l'eau. On arrive à une mare.
– Rien à faire.
On s'arrête, dans le désarroi. On entend, au sein de la nuit, le bruît des pelles et des pioches qu'on jette comme des armes vides. Les sous-officiers cherchent à tâtons l'officier pour réclamer des instructions. Et, par places, sans en demander davantage, des hommes s'endorment délicieusement sous la caresse de la pluie et sous les fusées radieuses…
C'est à peu près à ce moment autant qu'il me souvient – que le bombardement a commencé.
Le premier obus est arrivé dans un craquement terrible de l'air, qui a paru se déchirer en deux, et d'autres sifflements convergeaient déjà sur nous lorsque son explosion souleva le sol vers la tête du détachement au sein de la grandeur de la nuit et de la pluie, montrant des gesticulations sur un brusque écran rouge.
Sans doute, à force de fusées, ils nous avaient vus et avaient réglé leur tir sur nous…
Les hommes se précipitèrent, se roulèrent vers le petit fossé inondé qu'ils avaient creusé. On s'y inséra, on s'y baigna, on s'y enfonça, en disposant les fers des pelles au-dessus des têtes. À droite, à gauche, en avant, en arrière, des obus éclatèrent, si proches, que chacun nous bousculait et nous secouait dans notre couche de terre glaise. Ce fut bientôt un seul tremblement continu qui agitait la chair de ce morne caniveau bondé d'hommes et écaillé de pelles, sous des couches de fumée et des chutes de clarté. Les éclats et les débris se croisaient dans tous les sens avec leur réseau de clameurs, sur le champ ébloui. Il ne s'est pas passé une seconde que tous n'aient pensé ce que quelques-uns balbutiaient la face par terre: