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CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME L'aube

À la place où nous nous sommes laissés tomber, nous attendons le jour. Il vient, peu à peu, glacé et sombre, sinistre, et se diffuse sur l'étendue livide.

La pluie a cessé de couler. Il n'y en a plus au ciel. La plaine plombée, avec ses miroirs d'eau ternis, a l'air de sortir non seulement de la nuit, mais de la mer.

À demi assoupis, à demi dormants, ouvrant parfois les yeux pour les refermer, paralysés, rompus et froids, nous assistons à l'incroyable recommencement de la lumière.

Où sont les tranchées?

On voit des lacs, et, entre ces lacs, des lignes d'eau laiteuse et stagnante.

Il y a plus d'eau encore qu'on n'avait cru. L'eau a tout pris; elle s'est répandue partout, et la prédiction des hommes de la nuit s'est réalisée: il n'y a plus de tranchées, ces canaux ce sont les tranchées ensevelies. L'inondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, il est mort. Là-bas, la vie continue peut-être, mais on ne voit pas jusque-là.

Je me soulève à moitié, péniblement, en oscillant, comme un malade, pour regarder cela. Ma capote m'étreint de son fardeau terrible. Il y a trois formes monstrueusement informes à côté de moi. L'une c'est Paradis avec une extraordinaire carapace de boue, une boursouflure à la ceinture, à la place de ses cartouchières – se lève aussi. Les autres dorment et ne font aucun mouvement.

Et puis, quel est ce silence? Il est prodigieux. Pas un bruit, sinon, de temps en temps, la chute d'une motte de terre dans l'eau, au milieu de cette paralysie fantastique du monde. On ne tire pas… Pas d'obus, parce qu'ils n'éclateraient pas. Pas de balles, parce que les hommes…

Les hommes, où sont les hommes?

Peu à peu, on les voit. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête, presque changés en choses.

À quelque distance, j'en distingue d'autres, recroquevillés et collés comme des escargots le long d'un talus arrondi et à demi résorbé par l'eau. C'est une rangée immobile de masses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d'eau et de boue, de la couleur du sol auquel ils sont mêlés.

Je fais un effort pour rompre le silence; je parle, je dis à Paradis qui regarde aussi de ce côté:

– Sont-ils morts?

– Tout à l'heure on ira voir, dit-il à voix basse. Restons là encore un peu. Tout à l'heure on aura le courage d'y aller.

Tous les deux on se regarde et on jette les yeux sur ceux qui sont venus s'abattre ici. On a des figures tellement lassées que ce ne sont plus des figures; quelque chose de sale, d'effacé et de meurtri, aux yeux sanglants, en haut de nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis le commencement – et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.

Paradis détourne la tête, regarde ailleurs.

Tout à coup, je le vois qui est saisi d'un tremblement. Il étend un bras énorme, encroûté de boue:

– Là… là… fait-il.

Sur l'eau qui déborde d'une tranchée au milieu d'un terrain particulièrement hachuré et raviné, flottent des masses, des récifs ronds.

Nous nous traînons jusque-là. Ce sont des noyés.

Leurs têtes et leurs bras plongent dans l'eau. On voit transparaître leurs dos avec les cuirs de l'équipement, vers la surface du liquide plâtreux et leurs cottes de toile bleue sont gonflées, avec les pieds emmanchés de travers sur ces jambes ballonnées, comme les pieds noirs boulus adaptés aux jambes informes des bonshommes en baudruche. Sur un crâne immergé, des cheveux se tiennent droit dans l'eau comme des herbes aquatiques. Voici une figure qui affleure: la tête est échouée contre le bord, et le corps disparaît dans la tombe trouble. La face est levée vers le ciel. Les yeux sont deux trous blancs; la bouche est un trou noir. La peau jaune, boursouflée, de ce masque apparaît molle et plissée, comme de la pâte refroidie.

Ce sont les veilleurs qui étaient là. Ils n'ont pas pu se dépêtrer de la boue. Tous leurs efforts pour sortir de cette fosse à l'escarpement gluant qui s'emplissait d'eau, lentement, fatalement, ne faisaient que les attirer davantage au fond. Ils sont morts cramponnés à l'appui fuyant de la terre.

Là sont nos premières lignes, et là les premières lignes allemandes, pareillement silencieuses et refermées dans l'eau.

Nous allons jusqu'à ces molles ruines. On passe au milieu de ce qui était hier encore la zone d'épouvante, dans l'intervalle terrible au seuil duquel a dû s'arrêter l'élan formidable de notre dernière attaque – où les balles et les obus n'avaient pas cessé de sillonner l'espace depuis un an et demi, et où, ces jours-là, leurs averses transversales se sont furieusement croisées au-dessus de la terre, d'un horizon à l'autre.

C'est maintenant un surnaturel champ de repos. Le terrain est partout taché d'êtres qui dorment, ou qui, s'agitant doucement, levant un bras, levant la tête, se mettent à revivre, ou sont en train de mourir.

La tranchée ennemie achève de sombrer en elle-même dans le fond de grands vallonnements et d'entonnoirs marécageux, hérissés de boue, et elle y forme une ligne de flaques et de puits. On en voit, par places, remuer, se morceler et descendre les bords qui surplombaient encore. À un endroit, on peut se pencher sur elle.

Dans ce cycle vertigineux de fange, pas de corps. Mais, là, pire qu'un corps, un bras, seul, nu et pâle comme la pierre, sort d'un trou qui se dessine confusément dans la paroi à travers l'eau. L'homme a été enterré dans son abri et n'a eu que le temps de faire jaillir son bras.

De tout près, on remarque que des amas de terre alignés sur les têtes des remparts de ce gouffre étranglé sont des êtres. Sont-ils morts? dorment-ils? On ne sait pas. En tout cas, ils reposent.

Sont-ils Allemands ou Français? On ne sait pas.

L'un d'eux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tête. On lui dit:

– Français?

Puis

– Deutsch?

Il ne répond pas, il referme les yeux et retourne à l'anéantissement. On n'a jamais su qui c'était.

On ne peut déterminer l'identité de ces créatures: ni à leur vêtement, couvert d'une épaisseur de fange; ni à la coiffure: ils sont nu-tête ou emmaillotés de laine sous leur cagoule fluide et fétide; ni aux armes: ils n'ont pas leur fusil, ou bien leurs mains glissent sur une chose qu'ils ont traie, masse informe et gluante, semblable à une espèce de poisson.

Tous ces hommes à face cadavérique, qui sont devant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leur ensevelissement, se ressemblent comme s'ils étaient nus. De cette nuit épouvantable il sort d'un côté ou d'un autre quelques revenants revêtus exactement du même uniforme de misère et d'ordure.

C'est la fin de tout. C'est, pendant un moment, l'arrêt immense, la cessation épique de la guerre.

À une époque, je croyais que le pire enfer de la guerre ce sont les flammes des obus, puis j'ai pensé longtemps que c'était l'étouffement des souterrains qui se rétrécissent éternellement sur nous. Mais non, l'enfer, c'est l'eau.

Le vent s'élève. Il est glacé et son souffle glacé passe au travers de nos chairs. Sur la plaine déliquescente et naufragée, mouchetée de corps entre ses gouffres d'eau vermiculaires, entre ses îlots d'hommes immobiles agglutinés ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s'aplatit et sombre, de légères ondulations de mouvements se dessinent. On voit se déplacer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composées d'êtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurs tabliers de boue, et se traînent, se dispersent et grouillent au fond du reflet obscurci du ciel. L'aube est si sale qu'on dirait que le jour est déjà fini.

Ces survivants émigrent à travers cette steppe désolée, chassés par un grand malheur indicible qui les exténue et les effare lamentables, et quelques-uns sont dramatiquement grotesques lorsqu'ils se précisent, à demi déshabillés par l'enlisement dont ils se sauvent encore.

En passant, ils jettent les yeux autour d'eux, nous contemplent, puis retrouvent en nous des hommes, et nous disent dans le vent:

– Là-bas, c'est pire qu'ici. Les bonhommes tombent dans les trous et on n'peut pas les retirer. Tous ceux qui, pendant la nuit, ont mis pied sur le bord d'un trou d'obus, sont morts… Là-bas, d'où qu'on vient, tu vois par terre une tête qui r'mue les bras, scellée; il y a un chemin de claies qui, par endroits, ont cédé et se sont trouées, et c'est une souricière d'hommes, Là où il n'y a plus de claies, il y a deux mètres d'eau… Leur fusil! y en a qui n'ont jamais pu l'déraciner. Regarde ceux-là: on a coupé tout le bas de leur capote – tant pis pour les poches pour les dégager, et aussi parce qu'ils n'avaient pas la force de tirer un poids pareil… La capote de Dumas, qu'on a pu lui enlever, elle pesait bien quarante kilos: on pouvait tout juste, à deux, la soulever des deux mains… Tiens, lui, qu'a les jambes nues, ça lui a tout arraché, son pantalon, son caleçon, ses souliers – tout ça arraché par la terre. On n'a jamais vu ça, jamais.

Et égrenés, car ces traînards ont des traînards, ils s'enfuient dans une épidémie d'épouvante, leurs pieds extirpant du sol de massives racines de boue. On voit s'effacer ces rafales d'hommes, décroître les blocs qu'ils font, murés dans des vêtements énormes.