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– Tant pis, j'allume!

Une lampe électrique fait jaillir son point éblouissant. Aussitôt, on entend hurler le sergent:

– Vingt dieux! Quel est l'abruti complètement qui allume! T'es pas dingo? Tu n'vois donc pas qu'ça s'voit, galeux, à travers l'parquet!

La lampe électrique, après avoir éveillé, dans son cône lumineux, de sombres parois suintantes, rentre dans la nuit.

– C'est rare que ça s'voit, gouaille l'homme, on n'est pas en première ligne, tout de même!

– Ah! ça s'voît pas!…

Et le sergent qui, inséré dans la file, continue à se porter en avant, et, on le devine, se retourne en marchant, entreprend une explication heurtée.

– Espèce d'nœud, bon Dieu d'acrobate…

Mais, soudain, il brame à nouveau:

– Encore un qui fume! Sacré bordel!

Il veut s'arrêter cette fois, mais il a beau se cabrer et se cramponner en ahanant, il est obligé de suivre le mouvement, précipitamment, et il est emporté avec les vociférations rentrées qui le dévorent, tandis que la cigarette, cause de sa fureur, disparaît en silence.

Le tapement saccadé de la machine s'accentue, et une chaleur s'épaissit autour de nous. À mesure qu'on avance, l'air tassé du boyau en vibre de plus en plus. Bientôt, la trépidation du moteur nous martèle les oreilles et nous secoue tout entiers. La chaleur augmente: c'est comme un souffle de bête qui nous vient à la face. Nous descendons vers l'agitation de quelque infernale officine, par la voie de cette fosse ensevelie, dont une rambleur rouge sombre, où s'ébauchent nos massives ombres, courbées, commence à empourprer les parois.

Dans un crescendo diabolique de vacarme, de vent chaud et de lueurs, on roule vers la fournaise. On est assourdis. On dirait maintenant que c'est le moteur qui se jette à travers la galerie, à notre rencontre, comme une motocyclette effrénée, et qui approche vertigineusement avec son phare et son écrasement.

On passe, à demi aveuglés, brûlés, devant le foyer rouge et le moteur noir, dont le volant ronfle comme l'ouragan. On a à peine le temps de voir là des remuements d'hommes. On ferme les yeux, on est suffoqués au contact de cette haleine incandescente et tapageuse.

Ensuite, le bruit et la chaleur s'acharnent en arrière de nous et s'affaiblissent… Et mon voisin ronchonne dans sa barbe:

– Et c't'idiot-là qui disait qu'ma lampe, ça s'voyait!

Voici l'air libre! Le ciel est bleu très foncé, de la couleur à peine délayée de la terre. La pluie donne de plus belle. On marche péniblement dans ces masses limoneuses. Tout le soulier s'enfonce et c'est une meurtrissure aiguë de fatigue pour retirer le pied chaque fois. On n'y voit guère dans la nuit. On voit cependant, à la sortie du trou, un désordre de poutres qui se débattent dans la tranchée élargie: quelque abri démoli.

Un projecteur arrête en ce moment sur nous son grand bras articulé et féerique, qui se promenait dans l'infini – et on découvre que l'emmêlement de poutres déracinées et enfoncées, et de charpentes cassées, est peuplé de soldats morts. Tout près de moi, une tête a été rattachée à un corps agenouillé, avec un vague lien, et lui pend sur le dos: sur la joue une plaque noire dentelée de gouttes caillées. Un autre corps entoure de ses bras un piquet et n'est qu'à moitié tombé. Un autre, couché en cercle, déculotté par l'obus, montre son ventre et ses reins blafards. Un autre, étendu au bord du tas, laisse traîner sa main sur le passage. Dans cet endroit où l'on ne passe que la nuit car la tranchée, comblée là par l'éboulement, est inaccessible le jour – tout le monde marche sur cette main. À la lumière du projecteur, je l'ai bien vue, squelettique, usée vague nageoire atrophiée.

La pluie fait rage. Son bruit de ruissellement domine tout. C'est une désolation affreuse. On la sent sur la peau; elle nous dénude. On s'engage dans le boyau découvert, tandis que la nuit et l'orage reprennent à eux seuls, et brassent cette mêlée de morts échoués et cramponnés sur ce carré de terre comme sur un radeau.

Le vent glace sur nos figures les larmes de la sueur. Il est près de minuit. Voilà six heures qu'on marche dans la pesanteur grandissante de la boue.

C'est l'heure où, dans les théâtres de Paris, constellés de lustres et fleuris de lampes, emplis de fièvre luxueuse, de frémissements de toilettes, de la chaleur des fêtes, une multitude encensée, rayonnante, parle, rit, sourit, applaudit, s'épanouit, se sent doucement remuée par les émotions ingénieusement graduées que lui a présentées la comédie, ou s'étale, satisfaite de la splendeur et de la richesse des apothéoses militaires qui bondent la scène du music-hall.

– Arrivera-t-on? Nom de Dieu, arrivera-t-on jamais?

Un geignement s'exhale de la longue théorie qui cahote dans les fentes de la terre, portant le fusil, portant la pelle ou la pioche sous l'averse sans fin. On marche; on marche. La fatigue nous enivre et nous jette d'un côté, puis d'un autre: alourdis et détrempés, nous frappons de l'épaule la terre mouillée comme nous.

– Halte!

– On est arrivés?

– Ah ben ouiche, arrivés!

Pour le moment, une forte reculade se dessine et nous entraîne, parmi laquelle une rumeur court:

– On s'est perdus.

La vérité se fait jour dans la confusion de la horde errante: on a fait fausse route à quelque embranchement, et maintenant, c'est le diable pour retrouver la bonne voie.

Bien plus, le bruit arrive, de bouche en bouche, que derrière nous est une compagnie en armes qui monte aux lignes. Le chemin que nous avons pris est bouché d'hommes. C'est l'embouteillage.

Il faut, coûte que coûte, essayer de regagner la tranchée qu'on a perdue et qui, paraît-il, est à notre gauche, en y filtrant par une sape quelconque. L'énervement des hommes à bout de forces éclate en gesticulations et en violentes récriminations. Ils se traînent, puis jettent leur outil et restent là. Par places, il en est des grappes compactes – on les entrevoit à la blancheur des fusées – qui se laissent tomber par terre. La troupe attend, éparpillée en longueur du sud au nord, sous la pluie impitoyable.

Le lieutenant qui conduit la marche et qui nous a perdus arrive à se frayer un passage le long des hommes, cherchant une issue latérale. Un petit boyau s'ouvre, bas et étroit.

– C'est par là qu'il faut prendre, y a pas d'erreur, s'empresse de dire l'officier. Allons, en avant, les amis!

Chacun reprend en rechignant son fardeau… Mais un concert de malédictions et de jurons s'élève du groupe qui s'est engagé dans la petite sape.

– C'est des feuillées!

Une odeur nauséabonde se dégage du boyau, en décelant indiscutablement la nature. Ceux qui étaient entrés là s'arrêtent, se butent, refusent d'avancer. On se tasse les uns sur les autres, bloqués au seuil de ces latrines.

– J'aime mieux aller par la plaine! crie un homme.

Mais des éclairs déchirent la nue au-dessus des talus, de tous les côtés, et le décor est si empoignant à voir, de ce trou garni d'ombre grouillante, avec ces gerbes de flammes retentissantes qui le surplombent dans les hauteurs du ciel, que personne ne répond à la parole du fou.

Bon gré, mal gré, il faut passer par là puisqu'on ne peut pas revenir en arrière.

– En avant dans la merde! crie le premier de la bande.

On s'y lance, étreints par le dégoût. La puanteur y devient intolérable. On marche dans l'ordure dont on sent, parmi la bourbe terreuse, les fléchissements mous.

Des balles sifflent.

– Baissez la tête!

Comme le boyau est peu profond, on est obligé de se courber très bas pour n'être pas tué et d'aller, en se pliant, vers le fouillis d'excréments taché de papiers épars qu'on piétine.

Enfin, on retombe dans le boyau qu'on a quitté par erreur. On recommence à marcher. On marche toujours, on n'arrive jamais.

Le ruisseau qui coule à présent au fond de la tranchée lave la fétidité et l'infâme encrassement de nos pieds, tandis que nous errons, muets, la tête vide, dans l'abrutissement et le vertige de la fatigue.

Les grondements de l'artillerie se succèdent de plus en plus fréquents et finissent par ne former qu'un seul grondement de la terre entière. De tous les côtés, les coups de départ ou les éclatements jettent leur rapide rayon qui tache de bandes confuses le ciel noir au-dessus de nos têtes. Puis le bombardement devient si dense que l'éclairement ne cesse pas. Au milieu de la chaîne continue de tonnerres on s'aperçoit directement les uns les autres, casques ruisselants comme le corps d'un poisson, cuirs mouillés, fers de pelle noirs et luisants, et jusqu'aux gouttes blanchâtres de la pluie éternelle. Je n'ai jamais encore assisté à un tel spectacle: c'est, en vérité, comme un clair de lune fabriqué à coups de canon.

En même temps une profusion de fusées partent de nos lignes et des lignes ennemies, elles s'unissent et se mêlent en groupes étoilés; il y a eu, un moment, une Grande Ourse de fusées dans la vallée du ciel qu'on aperçoit entre les parapets – pour éclairer notre effrayant voyage.