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CHAPITRE VINGT-DEUXIEME La virée

Ayant suivi le boulevard de la République puis l'avenue Gambetta, nous débouchons sur la place du Commerce. Les clous de nos souliers cirés sonnent sur les pavés de la ville. Il fait beau. Le ciel ensoleillé miroite et brille comme à travers les verrières d'une serre, et fait étinceler les devantures de la place. Nos capotes bien brossées ont leurs pans abaissés et, comme ils sont relevés d'habitude, on voit se dessiner, sur ces pans flottants, deux carrés, où le drap est plus bleu.

Notre bande flâneuse s'arrête un instant, et hésite, devant le café de la Sous-Préfecture, appelé aussi le Grand-Café.

– On a le droit d'entrer! dit Volpatte.

– Il y a trop d'officiers là-dedans, repartit Blaire qui, haussant sa figure par-dessus le rideau de guipure qui habille l'établissement, a risqué un coup d'œil dans la glace, entre les lettres d'or.

– Et pis, dit Paradis, on n'a pas encore assez vu.

On se remet en marche et les simples soldats que nous sommes passent en revue les riches boutiques qui font cercle sur la place: les magasins de nouveautés, les papeteries, les pharmacies, et, tel un uniforme constellé de général, la vitrine du bijoutier. On a sorti ses sourires comme un ornement. On est exempts de tout travail jusqu'au soir, on est libres, on est propriétaires de son temps. Les jambes font un pas doux et reposant; les mains, vides, ballantes, se promènent, elles aussi, de long en large.

– Y a pas à dire, on profite de ce repos-là, remarque Paradis.

Cette ville qui s'ouvre devant nos pas est largement impressionnante. On prend contact avec la vie, la vie populeuse, la vie de l'arrière, la vie normale. Si souvent nous avons cru que, de là-bas, nous n'arriverions jamais jusqu'ici!

On voit des messieurs, des dames, des couples encombrés d'enfants, des officiers anglais, des aviateurs reconnaissables de loin à leur élégance svelte et à leurs décorations, et des soldats qui promènent leurs habits grattés et leur peau frottée, l'unique bijou de leur plaque d'identité gravée scintillant au soleil sur leur capote, et se hasardent, avec soin, dans le beau décor nettoyé de tout cauchemar.

Nous poussons des exclamations comme font ceux qui viennent de bien loin.

– Tu parles d'une foule! s'émerveille Tirette.

– Ah! c'est une riche ville! dit Blaire.

Une ouvrière passe et nous regarde.

Volpatte me donne un coup de coude, l'avale des yeux, le cou tendu, puis me montre plus loin deux autres femmes qui s'approchent; et, l'œil luisant, il constate que la ville abonde en élément féminin:

– Mon vieux, il y a d'la fesse!

Tout à l'heure, Paradis a dû vaincre une certaine timidité pour s'approcher d'un groupe de gâteaux luxueusement logés, les toucher et en manger; et on est obligé à chaque instant de stationner au milieu du trottoir pour attendre Blaire, attiré et retenu par les étalages où sont exposés des vareuses et des képis de fantaisie, des cravates de coutil bleu tendre, des brodequins rouges et brillants comme de l'acajou. Blaire a atteint le point culminant de sa transformation. Lui qui détenait le record de la négligence et de la noirceur, il est certainement le plus soigné de nous tous, surtout depuis la complication de son râtelier cassé dans l'attaque et refait. Il affecte une allure dégagée.

– Il a l'air jeune et juvénile, dit Marthereau.

Nous nous trouvons tout à coup face à face avec une créature édentée qui sourit jusqu'au fond de la gorge… Quelques cheveux noirs se hérissent autour de son chapeau. Sa figure aux grands traits ingrats, criblée de petite vérole, semble une de ces faces mal peintes sur la toile à gros grains d'une baraque foraine.

– Elle est belle, dit Volpatte.

Marthereau, à qui elle a souri, est muet de saisissement.

Ainsi devisent les poilus placés tout d'un coup dans l'enchantement d'une ville. Ils jouissent de mieux en mieux du beau décor net et invraisemblablement propre. Ils reprennent possession de la vie calme et paisible, de l'idée du confort et même du bonheur pour qui les maisons, en somme, ont été faites.

– On s'habituerait bien à ça, tu sais, mon vieux, après tout!

Cependant le public se masse autour d'une devanture où un marchand de confections a réalisé, à l'aide de mannequins de bois et de cire, un groupe ridicule:

Sur un sol semé de petits cailloux comme celui d'un aquarium, un Allemand à genoux dans un complet neuf dont les plis sont marqués, et qui est même ponctué d'une croix de fer en carton, tend ses deux mains de bois rose à un officier français dont la perruque frisée sert de coussin à un képi d'enfant, dont les joues se bombent, incarnadines, et dont l'œil de bébé incassable regarde ailleurs. À côté des deux personnages gît un fusil emprunté à quelque panoplie d'une boutique de jouets. Un écriteau indique le titre de la composition animée: «Kamarad!»

– Ah! ben zut, alors!…

Devant cette construction puérile, la seule chose rappelant ici l'immense guerre qui sévit quelque part sous le ciel, nous haussons les épaules, nous commençons à rire jaune, offusqués et blessés à vif dans nos souvenirs frais; Tirette se recueille et se prépare à lancer quelque insultant sarcasme; mais cette protestation tarde à éclore dans son esprit à cause de notre transplantation totale, et de l'étonnement d'être ailleurs.

Or, une dame très élégante, qui froufroute, rayonne de soie violette et noire, et est enveloppée de parfums, avise notre groupe et, avançant sa petite main gantée, elle touche la manche de Volpatte puis l'épaule de Blaire. Ceux-ci s'immobilisent instantanément, médusés par le contact direct de cette fée.

– Dites-moi, vous, messieurs, qui êtes de vrais soldats du front, vous avez vu cela dans les tranchées, n'est-ce pas?

– Euh…, oui… oui…, répondent, énormément intimidés, et flattés jusqu'au cœur, les deux pauvres hommes.

– Ah!… tu vois! Et ils en viennent, eux! murmure-t-on dans la foule.

Quand nous nous retrouvons entre nous, sur les dalles parfaites du trottoir, Volpatte et Blaire se regardent. Ils hochent la tête.

– Après tout, dit Volpatte, c'est à peu près ça, quoi.

– Mais oui, quoi!

Et ce fut, ce jour-là, leur première parole de reniement.

On entre dans le Café de l'Industrie et des Fleurs.

Un chemin en sparterie habille le milieu du parquet. On voit, peints le long des murs, le long des montants carrés qui soutiennent le plafond et sur le devant du comptoir, des volubilis violets, de grands pavots groseille et des roses comme des choux rouges.

– Y a pas à dire, on a du goût en France, fait Tirette.

– Il en fallu un paquet de patience, pour faire ça, constate Blaire à la vue de ces fioritures versicolores.

– Dans ces établissements-là, ajoute Volpatte, c'est pas seulement le plaisir de boire!

Paradis nous apprend qu'il a l'habitude des cafés. Il a souvent, jadis, hanté, le dimanche, des cafés aussi beaux et même plus beaux que celui-là. Seulement, il y a longtemps et il avait, explique-t-il, perdu le goût qu'ils ont. Il désigne une petite fontaine en émail décoré de fleurs et pendue au mur.

– Y a d'quoi se laver les mains.

On se dirige, poliment, vers la fontaine. Volpatte fait signe à Paradis d'ouvrir le robinet:

– Fais marcher l'système baveux.

Puis, tous les cinq, nous gagnons la salle déjà garnie, dans son pourtour, de consommateurs, et nous nous installons à une table.

– Ce s'ra cinq vermouth-cassis, pas?

– On s'rhabituerait bien, après tout, répète-t-on.

Des civils se déplacent et viennent dans notre entourage. On dit à demi-voix:

– Ils ont tous la croix de guerre, Adolphe, tu vois…

– Ce sont de vrais poilus!

Les camarades ont entendu. Ils ne conversent plus entre eux qu'avec distraction, l'oreille ailleurs, et, inconsciemment, se rengorgent.

L'instant d'après, l'homme et la femme qui émettaient ces commentaires, penchés vers nous, les coudes sur le marbre blanc, nous interrogent:

– La vie des tranchées, c'est dur, n'est-ce pas?

– Euh… Oui… Ah! dame, c'est pas rigolo toujours…

– Quelle admirable résistance physique et morale vous avez! Vous arrivez à vous faire à cette vie, n'est-ce pas?

– Mais oui, dame, on s'y fait, on s'y fait très bien.

– C'est tout de même une existence terrible et des souffrances, murmure la dame en feuilletant un journal illustré qui contient quelques sinistres vues de terrains bouleversés. On ne devrait pas publier ces choses-là, Adolphe!… Il y a la saleté, les poux, les corvées… Si braves que vous soyez, vous devez être malheureux?…

Volpatte, à qui elle s'adresse, rougit. Il a honte de la misère d'où il sort et où il va rentrer. Il baisse la tête et il ment, sans peut-être se rendre compte de tout son mensonge: