Un zouave, au bras en écharpe, et qui, incliné de côté, porte son épaule comme un fardeau déchirant, s'adresse à lui:
– T'es l'aviateur qu'est tombé, s'pas?
– J'en ai vu des choses… répond l'aviateur, péniblement.
– Moi aussi, j'en ai vu! interrompit le soldat. Y en a qui battraient des ailes, s'ils avaient vu ce que j'ai vu.
– Viens t'asseoir ici, me dit un des hommes du banc en me faisant une place. T'es blessé?
– Non, j'ai conduit ici un blessé et je vais repartir.
– T'es pire que blessé, alors. Viens t'asseoir.
– Moi, je suis maire dans mon pays, explique un des assis, mais quand je rentrerai, personne ne me reconnaîtra, tellement longtemps j'ai été triste.
– Voilà quatre heures que j'suis attaché sur ce banc, gémit une sorte de mendiant dont la main trépide, qui a la tête baissée, le dos rond, et tient son casque sur ses genoux comme une sébile palpitante.
– On attend d'être évacué, tu sais, m'apprend un gros blessé qui halète, transpire, a l'air de bouillir de toute sa masse; sa moustache pend comme à moitié décollée par l'humidité de sa face.
Il présente deux larges yeux opaques, et on ne voit pas sa blessure.
– C'est ça même, dit un autre. Tous les blessés de la brigade viennent se tasser ici l'un après l'autre, sans compter ceux d'ailleurs. Oui, regarde-moi ça: c'est ici, c'trou, la boîte aux ordures de toute la brigade.
– J'suis gangrené, j'suis écrasé, j'suis en morceaux à l'intérieur, psalmodiait un blessé qui, la tête dans ses mains, parlait entre ses doigts. Pourtant, jusqu'à la semaine dernière, j'étais jeune et j'étais propre. On m'a changé: maintenant j'n'ai plus qu'un vieux sale corps tout défait à traîner.
– Moi, dit un autre, hier j'avais vingt-six ans. Et maintenant, quel âge j'ai?
Il essaye de lever pour qu'on la voie sa figure branlante et flétrie, usée en une nuit, vidée de chair, avec les trous des joues et des orbites, et une flamme de veilleuse qui s'éteint dans l'œil huileux.
– Ça m'fait mal! dit, humblement, un être invisible.
– Quand tu t'désoleras! répète l'autre, machinalement.
Il y eut un silence. L'aviateur s'écria:
– Les officiants essayaient, des deux côtés, de se couvrir la voix.
– Qu'est-ce que c'est que ça? fit le zouave étonné.
– C'est-i' qu'tu déménages, mon pauv' vieux? demanda un chasseur blessé à la main, un bras lié au corps, en quittant un instant des yeux sa main momifiée pour considérer l'aviateur.
Celui-ci avait les regards perdus, et essayait de traduire un mystérieux tableau que partout il portait devant ses yeux.
– D'en haut, du ciel, on ne voit pas grand-chose, vous savez. Dans les carrés des champs et les petits tas de villages, les chemins font comme du fil blanc. On découvre aussi certains filaments creux qui ont l'air d'avoir été tracés par la pointe d'une épingle qui écorcherait du sable fin. Ces réseaux qui festonnent la plaine d'un trait régulièrement tremblé, c'est les tranchées. Dimanche matin, je survolais la ligne de feu. Entre nos premières lignes, et leurs premières lignes, entre les bords extrêmes, entre les franges des deux armées immenses qui sont là, l'une contre l'autre, à se regarder et à ne pas se voir en attendant – il n'y a pas beaucoup de distance: des fois quarante mètres, des fois soixante. À moi, il me paraissait qu'il n'y avait qu'un pas, à cause de la hauteur géante où je planais. Et voici que je distingue, chez les Boches et chez nous, dans ces lignes parallèles qui semblaient se toucher, deux remuements pareils: une masse, un noyau animé et, autour, comme des grains de sable noirs éparpillés sur du sable gris. Ça ne bougeait guère; ça n'avait pas l'air d'une alerte! Je suis descendu quelques tours pour comprendre.
» J'ai compris: c'était dimanche et c'étaient deux messes qui se célébraient sous mes yeux: l'autel, le prêtre et le troupeau des types. Plus je descendais, plus je voyais que ces deux agitations étaient pareilles, si exactement pareilles que ça avait l'air idiot. Une des cérémonies – au choix – était le reflet de l'autre. Il me semblait que je voyais double. Je suis descendu encore; on ne me tirait pas dessus. Pourquoi? Je n'en sais rien. Alors, j'ai entendu. J'ai entendu un murmure – un seul. Je ne recueillais qu'une prière qui s'élevait en bloc, qu'un seul bruit de cantique qui montait au ciel en passant par moi. J'allais et venais dans l'espace pour écouter ce vague mélange de chants qui étaient l'un contre l'autre, mais qui se mêlaient tout de même – et plus ils essayaient de se surmonter l'un l'autre, plus ils s'unissaient dans les hauteurs du ciel où je me trouvais suspendu.
» J'ai reçu des shrapnells au moment ou, très bas, je distinguais les deux cris terrestres dont était fait leur cri: «Gott mit uns !» et «Dieu est avec nous!» et je me suis renvolé.»
Le jeune homme hocha sa tête couverte de linges. Il était comme affolé par ce souvenir.
– Je me suis dit, à ce moment: «Je suis fou!»
– C'est la vérité des choses qu'est folle, dit le zouave.
Les yeux luisants de délire, le narrateur tâchait de rendre la grande impression émouvante qui l'assiégeait et contre laquelle il se débattait.
– Non! mais quoi! fit-il. Figurez-vous ces deux masses identiques qui hurlent des choses identiques et pourtant contraires, ces cris ennemis qui ont la même forme. Qu'est-ce que le bon Dieu doit dire, en somme? Je sais bien qu'il sait tout; mais, même sachant tout, il ne doit pas savoir quoi faire.
– Quelle histoire! cria le zouave.
– I' s'fout bien de nous, va, t'en fais pas.
– Et pis, qu'est-ce que ça a de rigolo, tout ça? Les coups de fusil parlent bien la même langue, pas, et ça n'empêche pas les peuples de s'engueuler avec, et comment!
– Oui, dit l'aviateur, mais il n'y a qu'un seul Dieu. Ce n'est pas le départ des prières que je ne comprends pas, c'est leur arrivée.
La conversation tomba.
– Y a un tas de blessés étendus, là-dedans, me montra l'homme aux yeux dépolis. Je me demande, oui, je m'demande comment on a fait pour les descendre là. Ça a dû être terrible, leur dégringolade jusqu'ici.
Deux coloniaux, durs et maigres, qui se soutenaient comme deux ivrognes, arrivèrent, butèrent contre nous, et reculèrent, cherchant par terre une place où tomber.
– Ma vieille, achevait de raconter l'un, d'un organe enroué, dans c'boyau que j'te dis, on est resté trois jours sans ravitaillement, trois jours pleins sans rien, rien. Que veux-tu, on buvait son urine, mais c'était pas ça.
L'autre, en réponse, expliqua qu'autrefois il avait eu le choléra:
– Ah! c'est une sale affaire, ça: de la fièvre, des vomissements, des coliques: mon vieux, j'en étais malade!
– Mais aussi, gronda tout d'un coup l'aviateur qui s'acharnait à poursuivre le mot de la gigantesque énigme, à quoi pense-t-il, ce Dieu, de laisser croire comme ça qu'il est avec tout le monde? Pourquoi nous laisse-t-il tous, tous, crier côte à côte comme des dératés et des brutes: «Dieu est avec nous!» «Non, pas du tout, vous faites erreur, Dieu est avec nous!»
Un gémissement s'éleva d'un brancard, et pendant un instant voleta tout seul dans le silence, comme si c'était une réponse.
– Moi, dit alors une voix de douleur, je ne crois pas en Dieu. Je sais qu'il n'existe pas – à cause de la souffrance. On pourra nous raconter les boniments qu'on voudra, et ajuster là-dessus tous les mots qu'on trouvera, et qu'on inventera: toute cette souffrance innocente qui sortirait d'un Dieu parfait, c'est un sacré bourrage de crâne.
– Moi, reprend un autre des hommes du banc, je ne crois pas en Dieu, à cause du froid. J'ai vu des hommes dev'nir des cadavres p'tit à p'tit, simplement par le froid. S'il y avait un Dieu de bonté, il y aurait pas le froid. Y a pas à sortir de là.
– Pour croire en Dieu, il faudrait qu'il n'y ait rien de c'qu'y a. Alors, pas, on est loin de compte!
Plusieurs mutilés, en même temps, sans se voir, communient dans un hochement de tête de négation.
– Vous avez raison, dit un autre, vous avez raison.
Ces hommes en débris, ces vaincus isolés et épars dans la victoire, ont un commencement de révélation. Il y a, dans la tragédie des événements, des minutes où les hommes sont non seulement sincères, mais véridiques, et où on voit la vérité sur eux, face à face.
– Moi, fit un nouvel interlocuteur, si je n'y crois pas, c'est…
Une quinte de toux terrible continua affreusement la phrase. Quand il s'arrêta de tousser, les joues violettes, mouillé de larmes, oppressé, on lui demanda:
– Par où c'que t'es blessé, toi?
– J'suis pas blessé, j'suis malade.
– Oh alors! dit-on, d'un accent qui signifiait: tu n'es pas intéressant.
Il le comprit et fit valoir sa maladie: