CHAPITRE VINGT ET UNIÈME Le poste de secours
À partir d'ici, on est en vue des observatoires ennemis et il ne faut plus quitter les boyaux. On suit d'abord celui de la route des Pylônes. La tranchée est creusée sur le côté de la route, et la route s'est effacée: les arbres en ont été extirpés; la tranchée l'a, tout au long, à moitié rongée et avalée; et ce qui restait a été envahi par la terre et par l'herbe, et mêlé aux champs par la longueur des jours. À certains endroits de la tranchée, là où un sac de terre a crevé en laissant une alvéole boueuse, on retrouve, à hauteur de ses yeux, l'empierrage de l'ex-route rogné à vif, ou bien les racines des arbres de bordure qui ont été abattus et incorporés à la substance du talus. Celui-ci est découpé et inégal comme une vague de terre, de débris et d'écume sombre, crachée et poussée par l'immense plaine jusqu'au bord du fossé.
On parvient à un nœud de boyaux; au sommet du tertre bousculé qui se profile sur la nuée grise, un lugubre écriteau est piqué obliquement dans le vent. Le réseau des boyaux devient de plus en plus étroit; et les hommes qui, de tous les points du secteur, s'écoulent vers le Poste de Secours, se multiplient et s'accumulent dans les chemins profonds.
Les mornes ruelles sont jalonnées de cadavres. Le mur est interrompu à intervalles irréguliers, jusqu'en bas, par des trous tout neufs, des entonnoirs de terre fraîche, qui tranchent sur le terrain malade d'alentour, et là, des corps terreux sont accroupis, les genoux aux dents, ou appuyés sur la paroi, muets et debout comme leurs fusils qui attendent à côté d'eux. Quelques-uns de ces morts restés sur pied tournent vers les survivants leurs faces éclaboussées de sang, ou, orientés ailleurs, échangent leur regard avec le vide du ciel.
Joseph s'arrête pour souffler. Je lui dis comme à un enfant:
– Nous approchons, nous approchons.
La voie de désolation, aux remparts sinistres, se rétrécit encore. On a une sensation d'étouffement, un cauchemar de descente qui se resserre, s'étrangle, et dans ces bas-fonds dont les murailles semblent aller se rapprochant, se refermant, on est obligé de s'arrêter, de se faufiler, de peiner et de déranger les morts et d'être bousculés par la file désordonnée de ceux qui, sans fin, inondent l'arrière: des messagers, des estropiés, des gémisseurs, des crieurs, frénétiquement hâtés, empourprés par la fièvre, ou blêmes et secoués visiblement par la douleur.
Toute cette foule vient enfin déferler, s'amonceler et geindre dans le carrefour où s'ouvrent les trous du Poste de Secours.
Un médecin gesticule et vocifère pour défendre un peu de place libre contre cette marée montante qui bat le seuil de l'abri. Il pratique, en plein air, à l'entrée, des pansements sommaires, et on dit qu'il ne s'est pas arrêté, non plus que ses aides, de toute la nuit et de toute la journée, et qu'il fait une besogne surhumaine.
En sortant de ses mains, une partie des blessés est absorbée par le puits du Poste, une autre est évacuée à l'arrière sur le Poste de Secours plus vaste aménagé dans la tranchée de la route de Béthune.
Dans ce creux étroit que dessine le croisement des fossés, comme au fond d'une espèce de cour des miracles, nous avons attendu deux heures, ballottés, serrés, étouffés, aveuglés, nous montant les uns sur les autres comme du bétail, dans une odeur de sang et de viande de boucherie. Des faces s'altèrent, se creusent, de minute en minute. Un des patients ne peut plus retenir ses larmes, les lâche à flots, et, secouant la tête, en arrose ses voisins. Un autre, qui saigne comme une fontaine, crie: «Eh là! attention à moi!». Un jeune, les yeux allumés, lève les bras et hurle d'un air de damné: «J'brûle!» et il gronde et souffle comme un bûcher.
Joseph est pansé. Il se fraye un passage jusqu'à moi et me tend la main.
– Ce n'est pas grave, paraît-il; adieu, me dit-il.
Nous sommes tout de suite séparés par la cohue. Le dernier regard que je lui jette me le montre, la figure défaite, mais absorbé par son mal, distrait, se laissant conduire par un brancardier divisionnaire qui a posé sa main sur son épaule. Soudain, je ne le vois plus.
À la guerre, la vie, comme la mort, vous sépare sans même qu'on ait le temps d'y penser.
On me dit de ne pas rester là, de descendre dans le Poste de Secours pour me reposer avant de repartir.
Il y a deux entrées, très basses, très étroites, à ras du sol. À celle-ci affleure la bouche d'une galerie en pente, étroite comme une conduite d'égout. Pour pénétrer dans le poste, il faut d'abord se retourner et s'engager à reculons en pliant le corps dans ce tube rétréci où le pied sent se dessiner des marches: tous les trois pas, une marche haute.
Quand on est entré là-dedans, on est comme pris, et on a d'abord l'impression qu'on n'aura pas la place, ni de descendre, ni de remonter. En s'enfonçant dans ce gouffre, on continue le cauchemar d'étouffement qu'on a subi graduellement à mesure qu'on avançait dans les entrailles des tranchées avant de sombrer jusqu'ici. De tous côtés, on se cogne, on frotte, on est empoigné par l'étroitesse du passage, on est arrêté, coincé. Il faut changer de place ses cartouchières en les faisant glisser sur son ceinturon, et prendre ses musettes dans ses bras, contre sa poitrine. À la quatrième marche, l'étranglement augmente encore et on a un moment d'angoisse: si peu qu'on lève le genou pour avancer en arrière, le dos porte contre la voûte. À cet endroit-là, il faut se traîner à quatre pattes, toujours à reculons. À mesure qu'on descend dans la profondeur, une atmosphère empestée et lourde comme de la terre, vous ensevelit. La main éprouve le contact, froid, gluant, sépulcral, de la paroi d'argile. Cette terre vous pèse de tous côtés, vous enlinceule dans une lugubre solitude, et vous touche la figure de son souffle aveugle et moisi. Aux dernières marches, qu'on met longtemps à gagner – on est assailli par la rumeur ensorcelée qui monte du trou, chaude, comme d'une espèce de cuisine.
Quand on arrive enfin en bas de ce boyau à échelons, qui vous coudoie et vous étreint à chaque pas, le mauvais rêve n'est pas terminé: on se trouve dans une cave où règne l'obscurité, très longue, mais étroite, qui n'est qu'un couloir, et qui n'a pas plus d'un mètre cinquante de hauteur. Si on cesse de se plier et de marcher les genoux fléchis, on se heurte violemment la tête aux madriers qui plafonnent l'abri et, invariablement, on entend les arrivants grogner plus ou moins fort, selon leur humeur, et leur état: «Ben, heureusement que j'ai mon casque!»
Dans une encoignure, on distingue le geste d'un être accroupi. C'est un infirmier de garde qui, monotone, dit à chaque arrivant: «Ôtez la boue de vos souliers avant d'entrer.» C'est ainsi qu'un tas de boue s'accumule, dans lequel on bute et on s'empêtre, au bas des marches, au seuil de cet enfer.
Dans le brouhaha des lamentations et des grondements, dans l'odeur forte qu'un foyer innombrable de plaies entretient là, dans ce décor papillotant de caverne, peuplé d'une vie confuse et inintelligible, je cherche d'abord à m'orienter. De faibles flammes de chandelles luisent le long de l'abri, n'effaçant l'obscurité qu'aux places où elles la piquent. Au fond, au loin, comme au bout des oubliettes d'un souterrain, apparaît une vague lumière de jour; ce trouble soupirail permet d'apercevoir de grands objets rangés le long du couloir: des brancards bas comme des cercueils. Puis on entrevoit se déplacer, autour et par-dessus, des ombres penchées et cassées et, contre les murs, grouiller des files et des grappes de spectres.
Je me retourne. Du côté opposé à celui où filtre la lointaine lumière, une cohue est massée devant une toile de tente tendue de la voûte jusqu'au sol. Cette toile de tente forme, de la sorte, un réduit dont on voit l'éclairement transparaître à travers le tissu d'ocre, d'aspect huilé. Dans ce réduit, à la clarté d'une lampe à acétylène, on pique contre le tétanos. Quand la toile se soulève pour faire sortir puis pour laisser entrer quelqu'un, on voit s'éclabousser brutalement de lumière les mises débraillées et haillonneuses des blessés qui stationnent devant, attendant la piqûre, et qui, courbés par le plafond bas, assis, agenouillés ou rampants, se poussent pour ne pas perdre leur tour ou prendre celui d'un autre, en criant: «Moi!», «Moi!», «Moi!», comme des abois. Dans ce coin où remue cette lutte contenue, les puanteurs tièdes de l'acétylène et des hommes sanglants sont terribles à avaler.
Je m'en écarte. Je cherche ailleurs où me caser, où m'asseoir. J'avance un peu, tâtonnant, toujours penché, recroquevillé, et les mains en avant.
À la faveur d'une pipe qu'un fumeur incendie, je vois devant moi un banc chargé d'êtres.
Mes yeux s'habituent à la pénombre qui stagne dans la cave, et je discerne à peu près cette rangée de personnages dont des bandages et des emmaillotements tachent pâlement les têtes et les membres.
Éclopés, balafrés, difformes – immobiles ou agités – cramponnés sur cette espèce de barque, ils figurent, clouée là, une collection disparate de souffrances et de misères.
L'un d'eux, tout d'un coup, crie, se lève à demi, et se rassoit. Son voisin, dont la capote est déchirée et la tête nue, le regarde et lui dit:
– Quand tu te désoleras!
Et il redit cette phrase plusieurs fois, au hasard, les yeux fixés devant lui, les mains sur les genoux.
Un jeune homme assis au milieu du banc parle tout seul. Il dit qu'il est aviateur. Il a des brûlures sur un côté du corps et à la figure. Il continue à brûler dans la fièvre, et il lui semble qu'il est encore mordu par les flammes aiguës qui jaillissaient du moteur. Il marmotte: «Gott mit uns!» puis: «Dieu est avec nous!»