Des fumées noires d'obus montent en volutes, puis détonent sur les horizons, au loin; des armées de corbeaux balayent le ciel de leur vaste geste pointillé.
En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l'attaque de mai. L'extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois de Berthonval, à cinq ou six kilomètres d'ici. Dans cet assaut, qui a été un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ils étaient parvenus d'un seul élan, en courant, jusqu'ici. Ils formaient alors un point trop avancé sur l'onde d'attaque et ils ont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient à droite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que la mort leur a crevé les yeux et dévoré les joues – mais même dans leurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjà presque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses qui les ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de momies égyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d'insectes, où des blancheurs de dents pointent dans des creux; à côté de pauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ de racines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffés de chéchias de drap rouge dont la housse grise s'effrite comme du papyrus. Des fémurs sortent d'amas de loques agglutinées par de la boue rougeâtre, ou bien, d'un trou d'étoffes effilochées et enduites d'une sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cages cassées, et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts et des gamelles transpercés et aplatis. Autour d'un sac haché, posé sur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap et d'équipements, des points blancs sont régulièrement semés: en se baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre.
Parfois, des renflements allongés – car tous ces morts sans sépulture finissent tout de même par entrer dans le sol – un bout d'étoffe seulement sort – indiquent qu'un être humain s'est anéanti en ce point du monde.
Les Allemands qui, hier, étaient ici, ont abandonné sans les ensevelir leurs soldats à côté des nôtres – ainsi qu'en témoignent ces trois cadavres putréfiés l'un sur l'autre, l'un dans l'autre – avec leurs calottes grises dont le bord rouge est caché par une sangle grise, leurs vestes gris-jaune, leurs figures vertes. Je cherche les traits de l'un d'eux: depuis les profondeurs de son cou jusqu'aux touffes de cheveux collés au bord de son calot, il présente une masse terreuse, la figure changée en fourmilière – et deux fruits pourris à la place des yeux. L'autre, vide, sec, est aplati sur le ventre, le dos en loques quasi flottant, les mains, les pieds et la face enracinés dans le sol.
– Regardez! Il est récent, celui-ci…
Au milieu de la plaine, au fond de l'air pluvieux et glacé, au milieu de ce lendemain blême d'une orgie de massacre, c'est une tête plantée par terre, une tête exsangue et humide, avec une lourde barbe.
Un des nôtres: le casque est à côté. Les paupières enflées laissent voir un peu de la morne faïence de ses yeux et une lèvre luit comme une limace dans la barbe obscure. Sans doute, il est tombé dans un trou d'obus qu'un autre obus a comblé, l'enterrant jusqu'au cou comme l'Allemand à tête de chat du Cabaret Rouge.
– Je ne le reconnais pas, dit Joseph qui s'avance très lentement et s'exprime avec peine.
– Moi, je le reconnais, répond Volpatte.
– C'barbu-là? fait la voix blanche de Joseph.
– I' n'a pas de barbe. Tu vas voir.
Accroupi, Volpatte passe l'extrémité de sa canne sous le menton du cadavre et détache une sorte de pavé de boue où la tête s'enchâssait et qui semblait une barbe. Puis il ramasse le casque du mort, l'en coiffe, et il lui tient un instant devant les yeux les deux anneaux de ses fameux ciseaux, de manière à imiter des lunettes.
– Ah! nous écrions-nous alors, c'est Cocon!
– Ah!
Quand on apprend ou qu'on voit la mort d'un de ceux qui faisaient la guerre à côté de vous et qui vivaient exactement de la même vie, on reçoit un choc direct dans la chair avant même de comprendre. C'est vraiment presque un peu son propre anéantissement qu'on apprend tout d'un coup. Ce n'est qu'après qu'on se met à regretter.
Nous regardons cette tête hideuse de jeu de massacre, cette tête massacrée qui déjà efface cruellement le souvenir. Encore un compagnon de moins… On reste là autour de lui, intimidés.
– C'était…
On voudrait parler un peu. On ne sait pas quoi dire qui soit assez grave, assez important, assez vrai.
– Venez, articule avec effort Joseph, accaparé tout entier par sa brutale souffrance physique. J'ai pas assez de force pour m'arrêter tout le temps.
Nous quittons le pauvre Cocon, l'ex-homme-chiffre, avec un dernier regard écourté, presque distrait.
– On peut pas s'figurer… dit Volpatte.
… Non, on ne peut pas se figurer. Toutes ces disparitions à la fois excèdent l'esprit. Il n'y a plus assez de survivants. Mais on a une vague notion de la grandeur de ces morts. Ils ont tout donné; ils ont donné, petit à petit, toute leur force, puis, finalement, ils se sont donnés, en bloc. Ils ont dépassé la vie; leur effort a quelque chose de surhumain et de parfait.
– Tiens, il vient d'être attigé, celui-là, et pourtant…
Une blessure fraîche mouille le cou d'un corps presque squelettique.
– C'est un rat, dit Volpatte. Les macchabées sont anciens, mais les rats les entretiennent… Tu vois des rats crevés – empoisonnés p't'êt' bien – près ou d'ssous chaque corps. Tiens, c'pauv' vieux va nous montrer les siens.
Il soulève du pied la dépouille aplatie et on trouve, en effet, deux rats morts enfoncés là.
– J'voudrais r'trouver Farfadet, dit Volpatte. J'y ai dit d'attendre au moment où on courait et qu'i' m'a agrafé. L'pauv' gars, pourvu qu'il ait attendu!
Alors il va et vient, poussé vers les morts par une étrange curiosité. Indifférents, ils se le renvoient l'un à l'autre, et à chaque pas il regarde par terre. Tout à coup il pousse un cri de détresse. Il nous appelle de la main et s'agenouille devant un mort.
– Bertrand!
Une émotion aiguë, tenace, nous empoigne. Ah! il a été tué, lui aussi, comme les autres, celui qui nous dominait le plus par son énergie et sa lucidité! Il s'est fait tuer, il s'est fait enfin tuer, à force de faire toujours son devoir. Il a enfin trouvé la mort là où elle était!
Nous le regardons, puis nous nous détournons de cette vision et nous nous considérons entre nous.
– Ah!…
C'est que le choc de sa disparition s'aggrave du spectacle qu'offre sa dépouille. Il est abominable à voir. La mort a donné l'air et le geste d'un grotesque à cet homme qui fut si beau et si calme. Les cheveux éparpillés sur les yeux, la moustache bavant dans la bouche, la figure bouffie, il rit, il a un œil grand ouvert, l'autre fermé, et tire la langue. Les bras sont étendus en croix, les mains ouvertes, les doigts écartés. Sa jambe droite se tend d'un côté; la gauche, qui est cassée par un éclat et d'où est sortie l'hémorragie qui l'a fait mourir, est tournée toute en cercle, disloquée, molle, sans charpente. Une lugubre ironie a donné aux derniers sursauts de cette agonie l'allure d'une gesticulation de paillasse.
On le dispose, on le couche droit, on calme ce masque effrayant. Volpatte a retiré un portefeuille de la poche de Bertrand et, pour le porter jusqu'au bureau, il le place religieusement dans ses propres papiers, à côté du portrait de sa femme et de ses enfants. Cela fait, il secoue la tête:
– Celui-là, c'était vraiment un bonhomme, mon vieux. Quand i' disait quéqu' chose, ç'ui-là, c'était la preuve que c'était vrai. Ah! on avait pourtant bien besoin d'lui!
– Oui, dis-je, on aurait eu besoin de lui, toujours.
– Ah! là là!… murmure Volpatte, et il tremble.
Joseph répète tout bas:
– Ah! nom de Dieu! Ah! nom de Dieu!
La plaine est couverte de monde comme une place publique. Des corvées en détachements, des isolés. Les brancardiers commencent patiemment et petitement, ici, là, leur immense besogne démesurée.
Volpatte nous quitte pour retourner à la tranchée annoncer nos nouveaux deuils et surtout la grande absence de Bertrand. Il dit à Joseph:
– On s'perdra pas d'vue, pas? Écris de temps en temps un simple mot: «Tout va bien, signé: Camembert», pas?
Il disparaît parmi tous ces gens qui se croisent dans l'étendue dont une morne pluie infinie s'est entièrement emparée.
Joseph s'appuie sur moi. Nous descendons dans le ravin.
Le talus par lequel nous descendons s'appelle les Alvéoles des Zouaves… Les zouaves de l'attaque de mai avaient commencé à s'y creuser des abris individuels autour desquels ils ont été exterminés. On en voit qui, abattus au bord d'un trou ébauché, tiennent encore leur pelle-bêche dans leurs mains décharnées ou la regardent avec leurs orbites profondes où se racornissent des entrailles d'yeux. La terre est tellement pleine de morts que les éboulements découvrent des hérissements de pieds, de squelettes à demi vêtus et des ossuaires de crânes placés côte à côte sur la paroi abrupte, comme des bocaux de porcelaine.