Première.

Jeanne l'emmène dans sa famille. Une grande maison au bord de l'eau, construite par un père qui n'est plus là mais dont la photo trône dans la salle à manger. On boit du pineau, on parle du terrain, de l 'annexe, du chais, du dortoir, on ne lui explique pas de quoi il s'agit, il n'y a que des femmes, la mère et ses quatre filles, Jeanne étant la plus jeune et lui, pour le moment, un type de passage. Il y en a eu d'autres. Il fera peut-être long feu. Restons entre nous.

Il descend sur la plage et va voir la mer. Lors qu'il revient, ça pépie dans la cuisine. Il se cale dans un coin, comme un os de seiche dans une volière, et découvre, fasciné, une vie de famille sans homme.

Elles ne parlent jamais à tour de rôle mais toujours ensemble. Il croit qu'elles ne s'écoutent pas, en quoi il se trompe, ignorant cet exercice de très haute voltige qu'elles pratiquent avec art et talent, l'une saisissant une bribe de phrase et l'autre un mot qu'elle repasse à la troisième, laquelle se lance dans une cascade verbale stoppée au ras du sens par une réplique qui renvoie la balle à la quatrième, celle-ci repartant dans une haute voltige où il est question de Mamie, de la couleur d'un drap, d'un watt d'ampoule, Donne à ta voisine, cette dernière tentant un saut périlleux du côté du village voisin, où vit le jardinier. S'ensuit une cascade de fleurs précédant une étude orale concernant le meilleur moyen d'arroser le jardin, par le sol ou le sous-sol, problème moindre que celui du chauffage, Si vous saviez, se désespère la mère, électrique ou au gaz… Elles s'égaillent dans les pièces pour trouver des places aux radiateurs, reviennent en urgence cinq minutes plus tard parce que le four fume et qu'un four qui fume est un four mal entretenu, Pas du tout, se défend Jeanne, Il fallait mettre un papier d'alu clame une tante venue de loin en voiture, qui dépose sur la table une nappe aussitôt examinée sous toutes ses coutures, jolie pour l'une, moyenne pour une autre, d'où naît un débat psychologique aux arguments croisés sur celle qui n'apprécie jamais rien, ou seulement du bout des lèvres, Ça vient de l'enfance il paraît, note la tante, sur quoi la virtuosité se déplace de l'une à l'autre, la mère bouclant le spectacle par un pas de deux concernant Jeanne, d'après quoi il comprend qu'elle était la petite rétive de la famille, rebelle à la province et aux études, indisciplinée, répondant à ses parents, faisant le mur, empilant les garçons sur un cœur d'artichaut, Luc, Michel, Philippe, Etienne…

«Et vous, vous faites quoi dans la vie?» interroge l'une, s'adressant à lui, qui n'a pas bougé ni moufté.

Jeanne répond pour lui:

«Ecrivain.

– C'est un métier, ça?

– Une activité de survie.»

La conversation tourne autour de l'art, sujet si vaste; vire du côté des courses à faire le lendemain, en voiture ou à vélo, à moins qu'on se fasse livrer; roule sur les serviettes qu'il va falloir acheter, assorties à la nappe; accélère sur les verres adéquats, et un dessous de plat, éventuellement; fonce de fil en aiguille sur un bric-à-brac formant un camaïeu familial qui lui est parfaitement étranger mais qu'il observe avec amusement. C'est comme un pot commun où tout serait partagé – les détails de la vie quotidienne, les études des cousins, la santé de Mamie… Il découvre une Jeanne étrangère. Au contact de sa vie de famille, elle abandonne toutes les peaux qu'il lui connaît pour revêtir celle qui, raisonnable et ménagère, convient à ce spectacle exclusivement féminin.

Silencieux sur un strapontin où il n'a pas vraiment été convié, il observe les mouvements du jeu sans en comprendre les règles, constatant qu'on l'a oublié, Jeanne, ses sœurs, sa mère, aucune d'elles ne remarquant qu'il se lève, n'entendant pas le Bonsoir qu'il jette discrètement avant de s'éclipser, refermant la porte sur une histoire où il n'a et n'aura jamais aucune part.

Lorsqu'ils sont seuls, Jeanne et lui, les différences de leurs histoires, milieux, éducation, amis, études, ne les troublent pas. Ils y voient même une source de réjouissances. Elle est une fille de notables enrichis, province élégante, éducation stricte, adolescence libérée, montée à Paris pour étudier, femme au foyer avec travail épisodique, bien mise sous tous rapports et toutes coutures.

Presque.

C'est ce «presque» qui l'émeut. Il aime qu'elle soit ceci et cela, juvénile dans ses gestes et ses manières, pétillante face au monde, espiègle entre ses bras – un papillon charmeur voletant gracieusement parmi les fleurs de son horizon, puis se posant au cœur du gynécée familial avec l'autorité des femmes du clan, maîtresses de leur port d'attache: attirées par les navires croisant au large, accueillant les voyageurs de passage avec une aimable curiosité avant de les rejeter dans les vagues s'ils s'avisent de poser trop longtemps leurs bagages.

Au cours de la nuit, quand Jeanne le rejoint, il lui dit qu'il appartient à une génération pour qui la famille ne compte pas. Ses amis comme lui-même sont les descendants d'ensembles craquelés, morcelés, liés par les liens solubles d'un service minimum.

«C'est une grande différence entre nous», dit-elle.

Ellé vient contre lui, et ils s'endorment ainsi, protégés par les murs en souffle et peau de leur maison d'amour.

Victor téléphone. C'est anormal. Il est aimable. C'est exceptionnel. Il demande des nouvelles de Jeanne et de ses enfants. C'est inimaginable.

Pap' s'inquiète:

«Il y a un problème?

– Non!

– Tu as quelque chose de spécial à me dire?

– Rien du tout!»

Il attend. L'enfant fait des ronds dans l'eau. Il sonde la température.

«Je voudrais avoir ton point de vue sur un truc qui vient d'arriver à Tata et Zingoré.

– Qui sont Tata et Zingoré?

– Mes copains black!… Tu les connais!

– Pas du tout.

– Mais si! Jean-Benoît et Chantal-Claire!

– Je ne vois pas le rapport avec Tata et Zingoré.

– C'est les mêmes! Ils ont blanchi leur nom, c'est tout! Entre eux, c'est Tatave et Zingoré… Bref, Zingoré, il s'est fait serrer dans la rue par les schmidts pour contrôle…

– Parle normalement.

– Tu ne sais pas ce que c'est qu'un schmidt? Un keuf? Un condé?

– Un flic.

– Parle normalement… Tu sais pourquoi les flics vont toujours par deux?

– Non.

– Parce qu'il y en a un qui sait lire, et l'autre qui salt ecnre.»

Ils rient.

Victor reprend:

«Tata, elle a voulu défendre Zingoré. Donc, elle s'est présentée devant le schmidt, et elle a dit: "Zingoré, il a rien fait, sauf qu'il est Noir. Ça vous dérange? – Oui", a répondu le schmidt. Ils les ont embarqués au comico. Qu'est-ce que j'ai fait, à ton avis?

– Tu es allé les chercher.

– Exact!… Qu'est-ce que tu en penses?

– Rien encore. Après?

– Ils sont sortis sans casse.

– Où est le problème?

– Je ne t'ai pas dit qu'il y avait un problème!

– Pourquoi me racontes-tu cette histoire?

– Ça ne t'intéresse pas ce que je vis?

– Si…»

Il attend la suite. Victor marque un petit temps d'hésitation avant de se jeter dans les vagues.

«Tu te souviens de ce que je t'ai raconté sur la prof de musique? Celle qui m'a prié de sortir de son cours parce que je n'avais pas vraiment envie d'entonner un petit air religieux…

– Tu veux dire, celle qui t'a viré parce que ça te gonflait de chanter un Alléluia…

– C'est une manière de voir, j'en conviens.

– Va au fait, Victor!

– Eh bien, elle a agi comme les keufs avec Tata et Zingoré, et je te demande de marquer ta solidarité comme je l'ai fait moi-même avec eux en allant les chercher au comico.

– C'est-à-dire?»

A l'autre bout de la ligne, Victor prend son élan et, en une seule fois, lâche le morceau:

«Cette connasse m'a foutu en conseil de discipline, ça se passe demain et t'es très demandé.

– Qu'est-ce que tu racontes?

– Tu es attendu demain, à dix heures, au bahut.

– Pour un conseil de discipline?

– C'est injuste, tu ne trouves pas?»

Il en reste coi. Victor en profite:

«Je comprends que tu sois vénère! Tu leur diras demain… Salut!»

Clic.

Jeanne donne son avis: un conseil de discipline, c'est grave. Il doit montrer son autorité et marquer le coup. Elle-même, quand elle avait le même age…

Il l'interrompt: C'est une autre histoire, une autre période.

Elle n'est pas d'accord: un conseil de discipline reste un conseil de discipline.

Il lui raconte les siens, dans les années soixante-dix. Elle se moque gentiment:

«Tu vois un rapport entre tes conneries de militant et l'Alléluia que ton fils refuse de chanter?

– Oui, dit-il.

– Et ça te rend fier?»

Il se marre. Elle secoue la tête, consternée.

Il arrive le dernier au conseil de discipline. Il s'excuse: les embouteillages… Victor est là, assis à côté de sa mère. Le proviseur siège. La professeuse de musique se tient à sa droite, outragée. On ne la présente pas, mais il sait que c'est elle: toutes les professeuses de musique ont des rigidités de clés de sol.

L'heure est grave. Les mines fermées.

Il s'assied à la seule place vide. Victor fuit son regard. La reum le dévisage brièvement, courroucée. Il ne sait pas pourquoi, mais il lui semble que ce n'est pas son fils qui est mis en accusation: c'est lui-même.

La séance commence. Le proviseur s'adresse à lui.

«Est-il vrai, demande-t-il, que vous avez soutenu Victor lorsqu'il a quitté le cours de chant parce que Madame la Professeur de musique, ici présente, demandait à sa classe de chanter un Alléluia?

– Oui, dit-il.

– Pourquoi cela?

– En France, l'enseignement est laïc.

– D'accord», approuve le proviseur.

Il se tourne vers une petite femme blonde qui lui rappelle la Scrupuleuse.

«Madame la Conseillère d'éducation pourrait-elle expliquer au papa de Victor de quoi il s'agit exactement?

– Si fait, fait Scrupuleuse 2.

– Do ré mi fa sol la si do! murmure méchamment Madame la Professeuse de musique entre ses dents musicales.

– Voici les données», expose l'autorité disciplinaire.

D'après lesquelles il ressort que l'élève Victor K. a reçu deux heures de colle pour être sorti du cours de musique sans autorisation. Il ne s'est pas présenté le jour dit, un samedi. Mme Scrupuleuse 2 a téléphoné au domicile légal de l'enfant pour demander de quoi il retournait. A quoi l'élève Victor, qui a répondu lui-même, a donné une explication que l'ensemble des participants à cette réunion disciplinaire souhaiterait entendre de la bouche même du prévenu.