Tom a avalé son chocolat et un premier croissant. Il s'essuie les moustaches. Pap' lui demande pourquoi il n'invite jamais de copains.

«Chez toi, j'en ai pas!»

Tilt.

«Tes copains de classe viennent chez ta mère?

– Chez ma mère, oui. Chez toi, les parents ne veulent pas.»

Il est un père divorcé. Une pièce rapportée. Un peu comme un parent éloigné chez qui les enfants vont parfois le mercredi.

«Qu'est-ce que tu fais chez ta mère?»

Tom le regarde, ahuri par la question.

«Mais je ne sais pas, moi!

– Tu ne t'ennuies jamais?

– Non!»

Chez sa mère, il a mieux que tout. Mieux que les consoles, mieux que les Playmobil ou les Lego, mieux que les rollers, le skateboard, le foot, le vélo, les billes, les collections d'images: il a ses habitudes. Chez son père, il est peut-être à la maison. Mais la maison des papas divorcés, c'est comme un hôtel.

«Tu veux que je te ramène maintenant?

– Mais non, Pap'! On est bien ensemble!»

Il le dévisage de ce regard gris malin qui exprime tout à la fois le désir de ne pas blesser son père, de le consoler peut-être, lui prendre la main et la serrer dans la sienne. Tom est un petit garçon genereux.

«On y va, d'accord?

– Comme tu veux, Pap'… Mais à moto. Et c'est moi qui démarre!»

La page est tournée. Il sait que jusqu'au prochain week-end, il se retournera, chaviré, lorsqu'il entendra un enfant appeler son père dans la rue – puis poursuivra, enflant le souffle; qu'il hâtera le pas à proximité des écoles et des cours de récréation, fuira les boulangeries à quatre heures et demie, évitera les lieux qu'il parcourait naguère avec ses deux petits bonshommes… Et qu'une fois encore, il se fera le serment de ne plus avoir d'enfant pour ne pas revivre ces mille piqûres assassines qui chaque fois le terrassent.

Victor est là lorsqu'il dépose Tom au bas de l'immeuble maternel. Il campe au centre d'un groupe, sa bande, moyenne d' âge, onze ans, garçons et filles mêlés. Il porte le maillot du PSG siglé O p el, un pantalon blanchâtre informe et des chaussures larges comme des pneus.

Tom descend de la moto, range le casque dans le top-case et retient son père par la manche.

«Il est avec ses copains. N'y va pas: c'est la honte pour lui!»

Mais Victor salue ses potes. Ils échangent des claques sur la main, recto verso, puis des coups de poing sur les poings, de nouveau des claques sur la main, verso recto cette fois. Les filles se font la bise et chacun s'égaille de son côté.

Victor vient vers son père.

«Salut Pap'!» dit-il.

Pas de baiser, pas d'étreinte.

«Ça va?

– Oui, et toi?

– Ça va…»

Blanc.

Pap' regarde les chaussures de son fils.

«C'est nouveau?

– T'as vu les godasses? Avec ça, je tiens la route!

– C'est des N ike ? questionne Tom.

– T'y connais rien en pompes!

– Toi non plus!

– Ah oui?! Moi, j'y connais rien en pompes?» Victor s'esclaffe sur le trottoir. Il montre son frère du doigt.

«T'as vu tes Docs en paille?! On dirait celles du daron!

– Arrêtez de vous engueuler! arbitre le père

– Je me barre, dit Tom.

– C'est ça… Salut, E.T.!

– M'appelle pas comme ça!

– C'est gentil, E. T.! C'est moins ouf que Tom!

– Fiche-lui la paix», intervient le père.

Mais Tom est déjà parti. Pas de baiser, pas d'étreinte.

«Qu'est-ce que tu me racontes?

– Rien cette semaine, répond Victor.

– La précédente non plus…

– Ah si! Je me suis fait chauffer par la prof de musique parce qu'elle voulait nous faire chanter Alléluia et que j'ai refusé.»

Silence.

«Donc?

– Elle m'a sorti de la classe.

– C'est grave?

– Ce qui est grave, c'est d'obliger les enfants à chanter des chants de messe et d'église à l'école! L'école est laïque, non?! Même à Sèvres!»

Victor toise son père, les mains sur les hanches de son pantalon à élastique.

«C'est un pyjama d'extérieur, que tu portes?

– Papa, je déconne pas! Alléluia à l'école, tu ne trouves pas que c'est grave?

– Si, grommelle le père.

– Tu hésites?

– Pas sur Alléluia. Sur ce que tu as dit ou fait à ta prof pour qu'elle te vire du cours.

– Très digne!

– Ça m'étonnerait!

– Tu ne me connais pas, c'est tout!»

Victor se penche vers son père.

«Est-ce que tu me soutiens dans cette affaire?

– C'est-à-dire?

– En cas d'avertissement, tu me défends?

– Oui. Si tu as été correct avec ta prof.

– Je savais que sur les choses graves je pouvais compter sur toi, sourit Victor.

– Et aussi sur les choses pas graves…

– Ça, il y en a trop!»

Victor danse d'un pied sur l'autre, amorti par les semelles. Pap' connaît la suite. Comme il a horreur des départs, il donne un léger coup d'accélérateur.

«Ça me gonfle de voir mon fils sur le trottoir, dit-il.

– Je te comprends. Mais je n'ai pas le temps d'aller ailleurs. Faut que je bosse.»

Victor s'incline légèrement pour signifier que la séance est close. Il tend vaguement l'extrémité d'une joue contre laquelle vient vaguement frotter l'extrémité d'une autre. Le père pose sa main sur l'épaule de son fils et dit:

«A samedi.»

Et comme Victor ne répond rien, ce qui signifie qu'il viendra, il enclenche la première et s'en va, humeurs pleins gaz.

Il voit Jeanne. Il la revoit. Ils se découvrent. Ils ne cessent de parler et ne parlent que d'euxmêmes. Ils s'intéressent autant à leurs paroles qu'à la manière de les prononcer, qui les charme et les enivre.

A bientôt trente ans, Jeanne raconte ce qu'elle fait, et lui, dix ans de plus, ce qu'il a fait. Ils se rejoignent au milieu du gué pour mitrailler l'imparfait, grâce à quoi leur présent existe: la vie d'avant. Ils canardent allègrement l'ennemi principal, l'ex, doté de part et d'autre de toutes les tares. Et se retrouvent sur un terrain parfaitement dégagé où ils peuvent courir ensemble et même envisager quelques projets. Jusqu'alors, ni l'un ni l'autre n'a songé un seul instant à revenir dans les tranchées des unions antérieures. Cette vie-là, rétrospectivement, les effraie. Ils ont tous deux été comme blessés par un trop long combat. Debout sur un ring à esquiver les scènes, à en provoquer, à demander ou à rendre des comptes, toujours sous le regard de l'autre, un regard qui s'est peu à peu approprié leurs us et leurs coutumes jusqu'à savoir mieux qu'eux, parler en leur nom, émietter leur personne, désormais partagée. Ils croyaient être devenus grands. Ils n'étaient que moyens. Ployés sous la toise de la conjugalité. Sommés comme à neuf ans. Sommant eux-mêmes, puisque la règle du jeu implique qu'on soit au moins deux à tirer de part et d'autre du filet familial. Ils se sont retrouvés. Ils souhaitent se garder. Pour accepter ces joutes, ces rixes, ces prises, ces empoignades, il faut, disent-ils, une dose de masochisme que l'amour seul justifie.

Aiment-ils?

Ils aménagent leurs emplois du temps pour se voir le plus possible. La nuit, lorsqu'ils ne sont pas ensemble, ils se téléphonent jusqu'à l'aube. Ils sont incapables de se concentrer sur autre chose qu'eux-mêmes. Ils ne travaillent plus. Ils vivent sur les nerfs. Ils sont la proie d'une ivresse permanente qui les épuise. Ils passent d'un bar à un restaurant, d'un restaurant à un parc, un jardin, un autre bar, une nouvelle journée. Ils dorment peu. Ils redécouvrent des grâces, des libertés, une confusion délicieuse lestée seulement par un voile de tulle où dansent les enfants. S'ils ne s'aiment pas encore, ils sont déjà amoureux. Ce n'est pas une situation, c'est un état. Sans se le dire encore, ils se délestent l'un et l'autre des attaches qui les lient à d'anciennes et fugaces histoires.

Elle lui présente ses enfants. C'est au café, un mercredi après-midi. Son fils, Paul, a le même âge que Tom, à une semaine près; sa fille, Héloïse, un an de moins que Victor.

Elle dit:

«Un ami.»

Ils répondent:

«Bonjour Monsieur.»

Elle rit:

«Il ne s'appelle pas Monsieur.»

Ils se tiennent bien devant les enfants. Il éprouve une gêne extrême à se trouver là, au milieu de rituels qui ne lui appartiennent pas. Il se sent comme un intrus. Il mesure combien les gestes de Jeanne pour les siens s'inscrivent dans une histoire où il n'a aucune place. Il ne peut qu'observer une voix, un ton, des jeux, une douceur, un mélange de préoccupations et d'insouciances qui le fascinent. Il découvre une femme mère jusqu'au bout des ongles, mère comme on respire, dont les seules limites, dans l'histoire naissante, sont bornées par les besoins de son petit garçon et ceux de sa petite fille.

La rencontre au café est comme un sésame: désormais, elle l'attend le soir. Il arrive toujours très tard, lorsque les enfants dorment. Il repart à l'aube, avant leur réveil.

Elle reconnaît le bruit de la moto. Elle lui ouvre sa porte sans qu'il sonne. Elle lui rappelle d'un doigt sur les lèvres qu'il faut faire silence, le prend par la main, le fait passer du couloir à la double pièce qui sert tout à la fois de chambre et de salon. C'est comme s'ils se voyaient en cachette. Les enfants représentent la force tutélaire, et eux, de joyeux clandestins.

Elle allume une bougie et la pose près du lit. Elle éteint les lumières. Elle lui adresse un sourire tendre, complice, canaille, vient contre lui, sous les draps, et lui laisse ôter son body.

Un matin, alors qu'ils se sont endormis tard chez elle, il ouvre un œil et le referme aussitôt sur l'effrayant spectacle entrevu: Paul et Héloïse, penchés au pied du lit sur le corps du délit.

Il touche la jambe de Jeanne. Elle vient contre lui en soupirant. Il sourit aux deux importuns. Ils hochent la tête. Ils ne manifestent ni gêne ni étonnement.

«Jeanne», murmure-t-il.

Elle soulève une paupière.

«Les enfants!…»

En moins d'une seconde, elle a repris sa main, ses bras, ses jambes.

«Qu'est-ce que vous faites là?

– Et vous?» demandent les deux enfants. C'est tout.

C'est simple.

C'est dit.

Il n'est plus le clandestin des premières semaines. Désormais, il est une sorte de marchand de sable. Il arrive après le bain, le dîner et l'histoire. Parfois, plus tard.