L'officiant entre dans son rôle en affichant un sourire-chicots. Il pousse ses ouailles vers une estrade. Il y grimpe, revêt une chasuble vieillie par les ans, bigarrée sous les taches, et commence:

«Sir, would you… Fuck! What's your name?» («Monsieur, voudriez-vous… Putain de merde, c'est quoi votre nom?» (Traduction Jeanne.)

S'incline aimablement vers lui, qui l'informe, vers elle, qui l'informe, sort un stylographe d'une poche-poitrine invisible, un ticket de caisse d'ailleurs, s'emmêle les digitales dans les lettres, prie Mademoiselle de bien vouloir noter, recopie pour être certain de se relire soi-même, et se lance dans un discours anglo-américano-rototoalcoolo auquel le futur époux ne comprend rien. Même lorsque le maître des cérémonies l'observe avec impatience après s'être interrompu, Jeanne chuchotant alors:

«Dis Yes.

– Yes, dit-il.

– Yes», confirme-t-elle quelques secondes plus tard tout en exerçant une forte pression sur sa main, d'après quoi il comprend qu'ils sont mariés désormais. Pour la plus grande joie du pasteur, qui ôte presto sa chasuble et tend une main dans leur direction, main que Jeanne serre avec effusion, puis lui, Tsss fait l'homme en secouant la tête et en offrant de nouveau sa main, paume grande ouverte, prononçant dans un français presque parfait:

«C'est l'usage.»

Empoche le billet et file, bras levé en guise d'au revoir.

A la caisse, la jeune personne rédige un certificat de mariage en bonne et due forme, valable dans tous les Etats, et plus si validation effective. Puis calcule le solde de la note et, enfin, clôt la boutique après qu'ils l'ont quittée.

Ils marchent bras dessus bras dessous, désormais unis pour le meilleur et le pire dans le meilleur des pires Las Vegas possibles. Ils entrent dans un casino où dégringolent les pièces, le stuc, le faux. Ils regardent. Ils ne jouent pas. Les lumières éblouissent les vitres, les glaces, la monnaie. Les hôtels débouchent directement sur les salles de jeu. Les belles de nuit recueillent les cow-boys pour les plumer de leurs derniers cents. La cliéntèle est affairée. Elle perd sans gémir. Elle gagne dans des hurlements de joie. Elle ne cesse de compter. Disneyland pour grands.

«On se barre», dit-il.

Ils cherchent une chambre. On leur propose des baldaquins nuptiaux (mille dollars), des matelas mouvants comme le Pacifique (huit cents dollars)… Ils quittent la ville et s'arrêtent dans un motel à la périphérie (dix dollars). Des araignées dorment au plafond. Jeanne refuse de marcher pieds nus sur un sol à mouches. A trois heures du matin, blottis dans les bras l'un de l'autre, ils s'endorment enfin.

Just married.

Ils traversent la vallée de la Mort, surchauffée. Au loin, brillent des cristaux de sel. Ils sont ensemble, en vacances, pour la première fois sans enfants. Libres et amoureux.

Ils filent vers le petit théâtre d'Amargosa, que Jeanne veut lui montrer. La porte est fermée. Par les fenêtres, ils aperçoivent les grands d'Espagne peints sur les murs et les plafonds. Ils y restent dix minutes. Leur temps est compté.

Ils roulent jusqu'à Los Angeles où ils changent leur conduite intérieure climatisée contre une Chevrolet décapotable.

Après un petit tour à Malibu, à Venice et à Hollywood, ils foncent sur la 101, sans souci des limitations de vitesse. Ils s'arrêtent brièvement à Big Sur puis à Carmel.

Le deuxième soir, après avoir roulé à un train d'enfer, ils arrivent à San Francisco. Ils ont tout juste le temps de découvrir les rues-toboggans de la ville, d'acheter des jouets pour les enfants, il leur faut déjà repartir.

Dans l'avion, ils se laissent tomber sur leurs sièges, épuisés. Jeanne s'endort aussitôt. Lorsqu'elle s'éveille, quelques heures plus tard, l'appareil vole au-dessus de l'Atlantique. C'est un nouveau jour.

Il appelle l'hôtesse et commande une coupe de champagne et un verre de bordeaux.

Il se penche vers Jeanne et lui prend la main. Elle incline le visage sur son cou. Il effleure la veinule de la vie et murmure:

«Bon anniversaire, mon amour.»

Elle a trente ans aujourd'hui.