II.

Jeanne déménage. Elle quitte le XIIe arrondissement pour se rapprocher de chez lui.

Ils ont longtemps cherché avant de découvrir un petit appartement de trois pièces distant d'une rue et demie de sa propre maison. Cette proximité constitue la cote la mieux taillée possible pour la satisfaction de tous, surtout celle des enfants. Non pas Tom et Victor, qui, n'habitant pas chez leur père, se soucient assez peu de ses organisations. Mais pour Héloïse et surtout Paul, qui suivent d'un œil suspicieux l'évolution générale de la situation.

Jusqu'alors, ils l'aimaient bien. Ni trop ni pas assez. Troisième au hit-parade. Ils le jugeaient sympa. C'était le copain de leur mère. De lui, rien ne les étonnait. Sauf, peut-être, qu'il ne les accompagne jamais à l'école. Mais ce n'est pas grave. Ça viendra sans doute. Il nous achète des livres, c'est déjà pas mal.

Les choses ont imperceptiblement changé lorsqu'ils ont appris la nouvelle. C'était un dimanche, dans le bois de Vincennes. La bande des Quatre regardait des joueurs de boules. Les parents s'étaient éloignés. Ils s'embrassaient sous les arbres lorsqu'un concert d'applaudissements les a séparés. Tom, Héloïse, Paul et Victor. Trois sourires édentés qui les ont cueillis à froid, ponctués par le commentaire admiratif de Victor, adressé à son pere:

«T'embrasses longtemps!»

Les garçons se sont esclaffés. Jeanne a dit, presque à brûle-pourpoint:

«Les enfants, nous allons déménager.

– Ils se la pètent! a fait Victor.

– Où?» a demandé Héloïse.

Elle leur a dit.

«Quand?»

Elle leur a dit.

Paul ne mouftait pas. Sa mère lui a pris la main et a ajouté:

«Tu auras ta chambre. Et ta sœur, aussi. Chacun la vôtre.»

C'était un avantage qui avait guidé leurs recherches. Un argument à faire valoir.

«Papa est au courant?

– Pas encore.

– Il ne sera pas content.»

Ils marchaient à la lisière. Ce n'était pas comme l'instant précédent, quand les enfants couraient devant, les parents suivant. Ils avançaient désormais de front. Tom avait pris la main de son père; Victor allait à son côté. Héloïse et Paul encadraient leur mère. Ensemble, mais chacun chez soi.

«Pourquoi ils déménagent? a questionné Tom. Ce n'était pas bien avant?

– Très compliqué», a-t-il répondu.

En vérité, très simple. Ce qu'ils souhaitent véritablement, c'est vivre ensemble. Seuls, ils l'eussent fait. Mais chacun porte son bagage. Les enfants marquent cette empreinte. Habiter côte à côte mais non dans la même maison leur a semblé la cote la mieux taillée.

Ils ont fait le tour des agences, parcouru les petites annonces. Ils ont monté ensemble leur premier projet. Un événement non seulement factuel mais aussi, et surtout, une construction inscrite dans le temps.

Jeanne a fait aménager l'appartement comme une maison de poupées. Elle y a emmené ses enfants, et ils ont choisi ensemble la couleur des papiers et des peintures. Elle s'est attribué le salon, pièce de passage, où ils devront faire l'amour porte fermée, rideaux tirés, en silence.

Le changement des écoles a été réglé en deux jours. Le week-end choisi pour le déménagement, Héloïse et Paul étaient chez leur père. Ils ont fait des courses, acheté les outils nécessaires, et il s'est activé sur les tournevis, les chevilles et les marteaux tandis qu'elle surveillait en riant l'avancée des travaux. Elle lui a fait replanter les clous enfoncés obliquement, refixer les étagères en baisse d'un millimètre, poncer les gnons du parquet. Elle œuvrait dans la chambre des enfants. Tout devait être achevé dimanche, dixneuf heures, à leur retour.

Dès dix-huit heures, il a décampé. Il ne voulait pas être présent au moment de l'état des lieux familial, dressé par le père.

Il les a retrouvés un peu plus tard, au restaurant. Tom et Victor l'accompagnaient. Ils avaient obtenu une autorisation de leur mère, à qui, ainsi qu'ils l'avoueront plus tard, ils avaient caché l'objet de cette dérogation: fêter l'arrivée de Jeanne et des siens dans le quartier.

C'est au dessert que Paul a tiré le premier coup. Il a défait le cran de sécurité du revolver armé par son papa, et il a dit, fixant sa mère:

«Maman, chez nous on va avoir de la drogue.

– Quelle drogue? a questionné Jeanne.

– De la drogue dans notre nouvelle maison.» Son regard a dévié en direction de la pièce rapportée:

«A cause de lui.»

Paul a dressé l'index et clamé:

«Hachik! Gauchik!

– Oui, a renchéri Héloïse. Il paraît que tu veux la drogue et la révolution en vente partout.

– Pap'?» a interrogé Victor.

Jeanne ne bronchait pas. Il attendait, mais rien ne venait.

«Ça va chier! a zézayé Paul.

– Ne parle pas comme ça! s'est emportée Jeanne.

– C'est Victor qui m'a appris!

– Victor, il te dit merde! a fait Victor.

– Victor… a vaguement tenté Pap'.

– J'aime pas les balances.

– C'est quoi, une balance?

– Un rapporteur.

– Je ne suis pas un rapporteur!

– C'est pire, a relevé Tom. Il t'a traité de balance!

– Je m’en fous. Lui…

– On ne dit pas Je m'en fous! s'est écriée Jeanne.

– On dit Je m'en branle!» a précisé Victor. Jeanne s'est tournée vers son père.

«Tu ne dis rien?

– Et toi, à ton ex, tu lui dis quelque chose?

– Vous êtes charmants dans la famille! a noté Victor. Une balance et que des bien élevés!

– Tête de nœud!» a crié Paul.

Jeanne s'est levée.

«On s'en va!

– Où? a demandé Héloïse.

– Chez nous, a répliqué Jeanne.

– Et eux?

– Chez ma mère, a dit Tom.

– Et elle, c'est une balance aussi? a fait Paul.

– Dis rien contre ma mère! a hurlé Victor.

– Je m'en branle!» a répondu Paul.

Il faisait Hihi en regardant Jeanne. Elle lui a retourné une gifle. Il s'est mis à pleurer.

«Ils sont craignos, a commenté Tom.

– Je préférais la maison d'avant! s'est écrié Paul.

– Papa, tu nous ramènes?»

Il a embarqué ses fils dans la voiture.

Au retour, à titre de représailles, Jeanne ne lui a pas ouvert sa porte. Il a dormi seul dans sa maison.

Privé de dessert.

Ils traversent la rue dix fois par jour. C'est comme un jeu. Ils passent pour se dire bonjour, pour prendre un livre, boire une tasse de thé… Elle l'appelle parce qu'elle veut lui montrer une nouvelle lampe, une transformation dans le salon, pour qu'il l'aide à déplacer un meuble… Elle aime façonner les maisons à son image, et celle-ci ressemble bientôt à la précédente: tons écrus, lumières douces, photos des enfants dans le couloir.

L'appartement de Jeanne devient comme un appendice du sien, ou inversement; une dépendance extérieure où ils dînent, dorment et se retrouvent. Lorsqu'il sort le soir, il la rejoint toujours dans la nuit, et si elle ne travaille pas certains après-midi, il emporte ses feuilles chez elle et écrit là, devant la fenêtre du salon.

Ils vont chez lui les mardis soir et les week-ends, quand tous les enfants sont présents. C'est le privilège des parents divorcés: un week-end sur deux, ils sont libres.

Chaque samedi exempté de bande des Quatre, Jeanne l'entraîne dans un dédale de magasins identifiés comme dans un jeu de piste après un pré-repérage effectué dans la semaine, lorsque l'Atelier des bijoux lui en laisse le temps. Son homme sous le bras, elle salue les vendeuses qui ne dissimulent pas toujours les défaillances d'humeurs causées par l'apparition de cette cliente assidue, demande à voir les produits précédemment recensés et les lui montre. Il donne son avis.

«Il faut que j'essaie! Sinon, tu ne peux pas juger!»

Passe dans la cabine. Enfile un chemisier, un pantalon, une veste. Ressort. Lui, il s'est assis sur un siège – quand il y en a. Il tient compagnie à des hommes comme lui, qui attendent avec la même patience soumise et désespérée le retour de leur mannequin bien-aimé.

«Alors? demande Jeanne.

– Pas mal…

– Pas mieux que ça?

– Si si… Très bien.

– Mais très bien quoi? La veste, le pantalon ou le chemisier?

– Les trois.

– Non… Je ne te sens pas convaincu. On va voir ailleurs.»

Elle demande qu'on garde le pantalon, la veste, le chemisier, une jupe et un sweat. Traverse Paris en métro. Remarque une toute petite boutique de chaussures juste à la sortie de la station, y entre, essaie soixante paires, hésite, lui demande ce qu'il en pense, il n'en pense plus rien, C'est bien normal, mon chéri, avec tout ce que je t'ai fait faire!, sort en s'excusant mille fois, entre ailleurs, s'emballe, propose de revenir sur ses pas pour acheter au moins le pantalon, se décide finalement pour le chemisier, choisit de renoncer aux chaussures, il respire, mais pas au sweat, il panique, elle dit Deux petits magasins seulement!, il abdique, ce ne sont pas deux mais trois, il comprend que seule l'heure de fermeture des boutiques le sauvera.

Par chance, les magasins ne font pas nocturne le samedi.

Le week-end suivant, ils troquent leurs vêtements de célibataires joyeux contre la robe parentale. Jeanne, alors, prend les rênes de la maisonnée. Il les lui abandonne, trop content de ne plus devoir organiser une grammaire qu'il connaît par cœur.

Avec ses fils, il a à peu près tout essayé. Il est inutile de revenir sur les monuments, Arc de Triomphe, Notre-Dame, tour Saint-Jacques et autre Grande Arche. La tour Eiffel, à la rigueur, à condition de monter par l'ascenseur, descendre par les escaliers, hurler du premier, cracher du dernier. Cette activité est également recommandée dans le dragon du jardin d'Acclimatation et le train fantôme de la Foire du Trône.

Le palais de la Découverte a été visité une fois; lorsque la proposition leur est faite d'y retourner, Tom et Victor répliquent: «On connaît par cœur!» Pareillement pour la Villette et la totalité des musées parisiens, hormis le musée Rodin où on peut jouer à cache-cache dans le jardin, et le Louvre, département Egypte, où les glissades en chaussettes valent largement celles d'Orsay.

Le jardin des Plantes est fréquentable car les gaufres y sont bonnes. Son zoo est toléré. On ne regarde pas les plantes car en ce cas autant aller au parc floral, et comme le parc floral c'est pour les filles, autant aller voir les filles.

Flotteville, il a donné. Il a failli se noyer au milieu des microbes surnageant dans les conduites en plastique charriant les visiteurs, plouf dans l'eau, avec glapissements à droite, hurlements à gauche, un crétin qu'il a embouti devant lui, provoquant un accident avec les sportifs qui arrivaient de l'arrière, qui lui sont passés dessus pour atteindre plus vite le grand bouillon, où il a cru périr d'un coup de feuille en plastique assené par un copain de Victor qui avait étêté un baobab en latex verdâtre. Il est sorti de là flapi, s'est laissé tomber sur un banc de granit surchauffé où il s'est allongé, pétrifié par le barouf de six haut-parleurs disposés non loin… Tandis qu'une colonie de mouches l'assaillait, usant de ses jambes comme d'un plongeoir, il rêvait de rejoindre la ligne de fuite aperçue à l'horizon, le boulevard périphérique, avec ses vrais camions, ses bons gaz polluants, sortie Porte d'Orléans, direction Chez moi.