CHAPITRE X
Düsseldorf était la patrie actuelle de Vitali. Mais elle était aussi celle de Kraftwerk, ce groupe allemand qui avait inventé la techno-pop dans le courant des années 70. Toorop enclencha la cassette de Computer World dans l'appareil.
La musique semblait faite pour l'univers de l'autoroute, ici dans la Ruhr. Le tableau de bord, pure radiation. Compte-tours et tachymètre, comme des codex fluos. Les tours de verre derrière la nuée orange du sodium, alors que les échangeurs se succédaient, vers Bonn et vers Cologne.
La nuit, dôme noir et parfait, carbonique. Métronome des réverbères.
Urbanisme cyberpunk, déjà, fin de vingtième siècle tout simplement… Rodéo luminescent et métallique des voitures, comme des créatures sauvages lancées sur les pistes de béton, territoires noir et jaune, à la signification mystérieuse.
Lettres blanches frappées de plein fouet par les phares.
Sur la banquette arrière, Alice ne dormait pas.
Elle se tenait sur le côté opposé au conducteur, la tête posée contre la vitre.
Hugo fit pivoter le rétroviseur pour saisir un instant son image. Elle semblait calme. Ses cheveux tombaient en une cascade brune sur ses épaules. Son regard, perdu dans la nuit, avait changé. Comme tout le reste.
Les lentilles noisette et la teinture ébène faisaient d'elle une parfaite étrangère. Une créature artificielle, une petite fille bionique, assise à l'arrière d'une voiture qui traversait la nuit européenne. Elle aurait pu poser son astronef, là-bas dans la campagne rhénane, et faire du stop sur la première autoroute venue. Il aurait pu la prendre, après l'avoir saisie dans le faisceau blanc des phares.
Alice n'était plus Alice et c'était bien là le but de la manœuvre.
Son camouflage était saisissant. Les quelques vêtements ramenés par Vitali concluaient l'opération avec la touche de perfection dont il était coutumier.
Hugo ramena le rétroviseur vers le centre de la lunette et se détendit complètement.
Lui aussi avait changé d'allure. Il avait troqué son blouson et son jean noir contre d'autres vêtements, choisis dans une des valises. Un flight de cuir élimé et un autre jean, bleu délavé. Vitali lui avait également teint les cheveux, après les lui avoir coupés et oxygénés. Blond miel foncé, une teinte fauve, presque châtain. Par malchance, il ne lui restait plus de lentilles de contact bleues. Hugo n'aurait qu'à porter des lunettes de soleil.
En revanche, ils avaient changé de véhicule. Une BMW noire, celle-là. Un des membres du Réseau possédait une concession de la marque à Düsseldorf.
Hugo se cala confortablement au fond du siège. Son pied enfonça légèrement la pédale d'accélérateur.
Vitali était une pure merveille. Ce n’était pas pour rien qu'Ari en avait fait son bras droit, avant de le laisser diriger la partie la plus clandestine du Réseau.
Sous des abords insoupçonnables, il cachait un type qui aurait pu allègrement faire la pige à des analystes de données de la CIA ou du FBI. Sa forme de génie pratique, concret, immédiat lui permettait de prévoir à l'avance de nombreuses solutions à divers problèmes, considérés au départ comme de simples hypothèses de travail. Son sens de l'adaptation et son imagination pragmatique faisaient le reste.
Il y avait sûrement dans ses cartons un problème proche de celui posé par cette petite Néerlandaise, nul doute que Vitali l'avait déjà en grande partie décortiqué, avant même que le phénomène ne survienne. Comme le disait Ari, un problème prévu est un problème en moins.
Vitali avait fait de cette règle de sécurité, somme toute banale, une forme d'art véritablement accomplie. Non exempte d'un certain maniérisme, il fallait bien en convenir. La métamorphose de cette adolescente nordique en une fille des faubourgs de Florence ou de Barcelone, par exemple, pouvait sans aucun doute être considérée comme un de ses chefs-d'œuvre.
NANCY-METZ.
L'échangeur divisait l'autoroute en deux fourches dont l'une descendait droit vers le sud. Les Ardennes, la Lorraine, qu'il traverserait au cœur de la nuit, paysage désolé, centres sidérurgiques abandonnés, rouillant au milieu des jachères, le tout traversé en un éclair, le moteur vrombissant comme un avion de combat nocturne. Terre en friche, post-industrielle, c'était le moins que l'on pouvait dire.
À une vingtaine de kilomètres de la frontière, il observa le plan de Vitali, déplié sur le siège à côté de lui. Il trouva facilement la petite départementale qui suivait le cours du Rhin.
Il s'engagea dans la campagne boisée, légère ment vallonnée.
Soixante, soixante-dix, pas plus… Il releva le pied de la pédale.
Une petite demi-heure plus tard, suivant toujours les annotations d'un Post-it joint à la carte, il retrouva l'autoroute.
Tout cela n'avait d'autre but que d'éviter d'être repéré à un péage frontalier.
Il jeta un coup d'œil dans le rétroviseur. La bretelle disparaissait, se fondant dans l'horizon orange et bleu électrique. Il avait quitté l'Allemagne sans même s’en rendre compte. Bienvenue en Europe, pensa-t-il.
Welcome to Autobahn City, rectifia-t-il aussitôt. Il reprenait déjà la vitesse de croisière réglementaire.
Alors qu'il engloutissait les kilomètres Hugo tenta de faire le point, à nouveau.
Si la mère de cette fille était effectivement une criminelle, et qu'elle puisse disposer d'au moins deux véhicules remplis d'hommes armés, cela signifiait sans doute qu'il y en avait d'autres, beaucoup d'autres, lancés à leur poursuite.
Si on y rajoutait les flics, ça commençait à faire vraiment trop.
Il finissait pourtant par admettre l'ordre formel que lui avait intimé Vitali. L'ordre concernait ce qu'il trimballait, planqué dans le double fond d'une énorme mallette à outils Facom.
Ce qu'il trimballait dans le coffre, avait-il alors répondu à Vitali, ce n'était qu'un souvenir. Et de surcroît ce souvenir était démonté, et non chargé. Légalement, avait-il osé ajouter. La mimique de Vitali fut claire et sans détour.
À Sarajevo, les équipes de snipers travaillaient souvent par trois. Hugo ne se considérait pas vraiment prédisposé à entrer dans une telle équipe, mais il avait été surpris de constater, comme l'officier bosniaque qui avait assuré leur entraînement, qu'il pouvait toucher une cible même mobile, à quatre cents mètres, avec un bon viseur télescopique. Tirée par une carabine d'assaut AR18, la balle de 5,5 provoque à cette distance des dégâts vraiment spectaculaires. Tirées en rafales de trois, vous êtes à peu près certain qu'elles occasionneront des lésions mortelles. L'AR18 s'avéra une arme d'une précision tout à fait satisfaisante pour le type de combat qu'il eut à mener. L'autre tireur d'élite de son équipe possédait un fusil de précision allemand et s'occupait principalement des distances situées au-delà de quatre cents mètres. Toute équipe était également accompagnée d'un automaticien , un type muni d'une mitraillette, type Uzi, ou d'un Kalachnikov à crosse repliable et qui protégeait le commando à courte distance. L’AR18 avait plusieurs fois démontré qu'elle se prêtait elle aussi parfaitement à des situations dans lesquelles, pour survivre dans la seconde, il fallait tirer à moins de trente mètres, sur un groupe de types décidés à en finir une bonne fois pour toutes avec vous.
Le spectacle de l'arme démontée, pièces noires et luisantes sur le chiffon blanc déployé au centre de la table, lui avait saisi le cœur.
Vitali avait accepté qu'il planque le Ruger 9 mm dans une cachette spéciale, à l'intérieur du siège conducteur. Le fusil d'assaut, avait-il expliqué, ne résisterait pas à un canon à rayon X ou à un des nouveaux scanners des douanes, les systèmes à accélérateurs de particules qui pouvaient radioscoper un conteneur rempli de pellicules photo sans laisser la moindre trace sur les films. Si pour une raison ou une autre on voulait vérifier le contenu de son coffre et qu'on passe la mallette aux rayons, ou à une fouille en règle, il serait arrêté, la fille interrogée, remise à ses parents, la voiture fouillée, donc l'automatique trouvé lui aussi, son identité dévoilée, le Réseau compromis.
En revanche, avait-il admis, on pouvait cacher seul le pistolet à l'intérieur de la voiture, en pariant qu'elle ne serait pas d'office passée au scanner ou à la fouille, si rien de compromettant n'était trouvé dans le coffre.
Hugo dut avaler la pilule et voir son souvenir disparaître dans une malle, que Vitali s'empresserait de rapatrier à l'extérieur de la planque. Vitali était la clé de voûte de leur sécurité. Tout devait être légal, au maximum. Même les amphétamines étaient prescrites par un médecin du Réseau.
Juste avant leur départ, Vitali l'avait attiré dans un coin.
– Si tu tiens vraiment à un truc comme ça, on pourrait arranger le coup, lui avait-il soufflé.
Le Réseau disposait d'une boîte aux lettres «endormie», au Portugal. Une boîte non encore utilisée. On pourrait y laisser une arme identique, ou analogue, après on fermerait la boîte à tout jamais, lui avait proposé Vitali. Il ne devrait s'en approcher qu'en cas limite. En cas d'extrême urgence, avait-il insisté…
Au Portugal. A Evora. C'était toujours mieux que rien du tout.
Néanmoins, l'absence du poids réconfortant sous son aisselle droite et l'image d'un fusil d'assaut démonté sur une table de cuisine, ou bien alors distant de plusieurs milliers de kilomètres, finit par rendre Hugo mal à l'aise.
Il dut procéder à un effort mental assez consistant pour contrôler son souffle et ses pensées et réussir à se décontracter vraiment.
Puis il s'absorba dans le bruit du moteur et du vent qui soufflait par un petit interstice de la vitre. Il se rendit compte que la cassette s'était arrêtée.
Il partageait quelque chose d'essentiel avec cette fillette camouflée, finit-il par réaliser, alors qu'il quittait l'autoroute à l'approche de la frontière française. Cela faisait près d'une heure qu'aucun mot n'avait été échangé.
Oui, le même goût du silence, le même désir impassible de ne pas briser l'harmonie du temps qui s'écoule, cette plénitude du mouvement, si définitive sur la route. Si purement cinétique.
Il fit attention à ne pas faire d'excès de vitesse sur la petite nationale. Il aurait été stupide de tenter le diable, en l'occurrence les flics, ou pire la douane volante, alors que les frontières intérieures de l'Europe étaient légalement grandes ouvertes.