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Elle lui avait dit que depuis plus de deux ans, maintenant, des rêves analogues hantaient de plus en plus souvent ses nuits. À chaque fois que sa mère revenait d'un de ses voyages, en pleine forme. À chaque fois elle faisait un de ces cauchemars dans lesquels sa mère se transformait en un monstre cruel, diabolique, assisté par son beau-père, efficace majordome.

Elle lui avait raconté sa fugue, persuadée que ses parents étaient en fait des criminels, et sans doute des assassins. Sa fuite, avant que les avocats de sa mère ne la reprennent. Le supermarché à Amsterdam.

Hugo n'arrivait pas à comprendre pourquoi mais il ressentait une menace confuse et effectivement grandissante, Comme lorsque l'obus serbe s'était rapproché, avec son sifflement caractéristique, avant de pulvériser le premier étage de leur abri.

Les rêves d'Alice représentaient une clé, il en était persuadé, mais l'origine de cette conviction lui parut tout aussi obscure.

Il rangea les victuailles, fit la vaisselle et alla s'effondrer dans le grand divan. Il alluma la télé et comata devant un feuilleton policier ennuyeux en attendant l'arrivée de Vitali.

Quelque chose va arriver, quelque chose va arriver, mais pourquoi donc a-t-elle dit ça? Et quoi, bon dieu, quoi?

Ce fut Vitali qui arriva.

Avec des nouvelles.

Nom de dieu, se disait Hugo devant les deux journaux étalés sur la table du salon. Carrément. Sur le journal néerlandais, la photo d'Alice était en première page. L'article du journal allemand, sur une page centrale, était également accompagné d'une photo, avec cette légende: «Avez-vous vu cette petite fille?» Un numéro spécial de la police.

– Merde, laissa-t-il échapper entre ses dents.

Il leva les yeux vers Vitali, qui ne semblait même pas spécialement préoccupé.

Son regard distordu par le verre optique restait parfaitement impénétrable.

– Il n'y a rien sur toi, ni sur la Volvo… Dis-moi, tu savais pour le grand magasin? Pour le flic?

Hugo lui jeta un regard interrogateur. Pour le flic?

Vitali montra d'un geste les articles de presse.

– À Amsterdam. Quand la môme s'est tirée. Il y a eu une petite fusillade assez sympa. Deux morts, deux blessés. Parmi les morts, un flic chargé de la protection d'Alice, un dénommé Julian je sais plus quoi.

Hugo enregistra l'information. Alice ne lui avait pas tout dit, soit elle avait omis de lui en parler, soit elle ignorait ce qui s'était produit dans son dos…

À cet instant il ressentit une vibration parcourir sa moelle épinière. Il ne sut pourquoi mais il identifia la nature du phénomène et fut à peine étonné de découvrir Alice à l'entrée du salon, alors qu'il se retournait vers la double porte vitrée.

L'adolescente se tenait toute droite sur le grand tapis.

Il discerna immédiatement un éclat violent et contrasté dans le regard de la jeune fille… Un mélange de tristesse et de rage.

Elle venait d'apprendre, tout comme lui, réalisa-t-il.

Sans dire un mot elle s'approcha de la table où se déployaient les grands feuillets de papier journal.

Hugo fut surpris par son sang-froid.

Elle émit un vague signe de tête à Vitali qui ne bougea pas puis fit face à sa proche image, déployée par deux fois sur les pages. La grosse trame pointilliste semblait l'impressionner. Elle toucha du doigt le papier gris et rugueux, paraissant s'emplir de la réalité fugitive de cette duplication miraculeuse.

Elle leva ensuite les yeux vers Hugo, puis vers Vitali. Puis vers Hugo, à nouveau.

– Ils ont tué Julian…

Elle jeta un ultime coup d'œil aux portraits de cette petite fille blonde, en différents niveaux de gris, puis se retira de la table.

Elle fit face aux deux hommes, résignée.

– Je vous pose énormément de problèmes, je crois bien…

Son allemand avait été irréprochable.

Hugo tourna légèrement la tête pour observer la réaction de Vitali.

Celui-ci leva la main d'un geste dédaigneux.

– Très chère mademoiselle KIistensen, sachez que tout ceci n'a finalement que peu d'importance. Nous avons désormais un plan d'opération efficace et de quoi faire en sorte que vous atteigniez sans encombre le Portugal.

Il jeta un bref coup d'œil à Hugo pour s'assurer que son approche était crédible. Vitali n'était pas tres à l'aise dans ses relations humaines, surtout avec les plus jeunes, et surtout avec les filles.

Hugo ne voulut pas le désespérer aussi lui lança-t-il un léger clin d'œil complice, signifiant qu'il etait parfait.

Vitali repoussa d'un geste les journaux étalés sur la table et sortit un rouleau coloré d'on ne sait où.

Il etala une vaste carte de l'Europe occidentale et la fixa à la table avec de petits cartons préscotchés. Il extirpa un marqueur de son duffle-coat crasseux et commença à tracer une route jaune fluo le long du Rhin, puis jusqu'à Nancy, avant de descendre droit vers le Rhône, Lyon, la Provence ensuite, contournant le golfe du Lion vers Perpignan et l'Espagne. Fonçant ensuite en diagonale à travers la péninsule Ibérique. Vers le sud du Portugal.

– Route numéro un. Rapide. Grands axes auto-routiers.

Il extirpa un second marqueur de sa poche. Il traça une nouvelle route, en rouge.

Celle-ci quitta Dijon pour descendre en oblique à travers la France. Massif central, Toulouse, Pays basque, avant de descendre presque droit vers le nord du Portugal, puis encore plus droit vers les eaux mélangées de l'Atlantique et de la Méditerranée.

– Route numéro deux. Plus lente. Mais plus discrète aussi… Routes nationales, voire secondaires. Traversée des Pyrénées.

Hugo observait Alice, qui observait la carte, puis Vitali, puis la carte à nouveau.

Vitali envoya un nouvel appel silencieux à Hugo, qui renvoya la même réponse.

Le Germano-Russe reprit:

– Je pense que Mlle Kristensen doit être impliquée dans l'opération.

Il la fixa, de ses yeux d'oiseau nocturne, derrière ses épaisses lunettes..

– Elle doit se considérer comme une partie active de l'opération chargée de lui sauver la vie… C'est ce que dirait… Bilbo , je pense, tu ne crois pas Hugo?

Bilbo était le nom de code d'An. Hugo approuva, silencieuiement.

Alice ne pouvait détacher ses yeux des lunettes derrière lesquelles tremblotait le regard du chef des opérations clandestines pour l'Europe de l'Ouest. C'était désormais ainsi que Hugo le percevait, et il ne doutait pas que c'était voulu, car il voyait bien que la môme aussi se figeait devant cette nouvelle autorité, mystérieuse.

Vitali sortit un second rouleau de papier qu'il déplia sur le premier.

Une nouvelle carte.

Chaque route, jaune ou rouge, se ramifia en de multiples solutions, adaptées au réseau local. La route rouge suivit trois canaux différents pour traverser le Portugal du nord au sud. La route jaune se divisa en deux tronçons, puis un des tronçons en deux branches distinctes pour atteindre l'Algarve.

Il avait six points d'entrées différents dans cette province méridionale.

Vitali avait fait du bon boulot.

Celui-ci fixait Hugo, puis l'adolescente, à nouveau.

– Vous allez rouler de nuit comme de jour. Tout en restant prudent, évidemment. Votre rôle, mademoiselle Kristensen, sera de dormir, d'être discrète et d'assurer la navigation, en suivant les cartes.

Alice émit un étrange assentiment, d'une ondulation du corps et de la tête.

Le regard de Vitali se fit encore plus obscur puis il s’echappa, comme un oiseau rapace, et s'en alla se poser sur Hugo.

– Bon, avant le départ nous avons quelques détails à régler tous les deux.

Alice comprit que la phrase lui était en fait destinée et elle commença à reculer pour s'éclipser. Elle stoppa, regarda Hugo, puis Vitali.

– Je vous remercie pour tout ce que vous faites, monsieur.

Elle s'enfuyait déjà comme un feu follet blond derrière les portes aux vitres de verre cathédrale.

Hugo observa Vitali et vit que celui-ci lui envoyait toujours la même question voilée.

Super. Tu as été super, transmit-il d'un geste de la main droite, refermant pouce et index en cercle et maintenant les autres doigts en battoir rigide.

– Bon, laissa tomber Vitali. Voyons ce que la petite doit continuer à ignorer.

Il sortit une deuxième carte du Portugal. Il extirpa un autre feutre, vert celui-là.

– On va voir ton itinéraire de retour, maintenant.

Le feutre vert quitta lentement le Portugal et remonta vers la France, laissant une odeur d'essence et un sillage vaguement turquoise derrière lui.

– Maintenant voici ton passeport. Établi au nom de M. Zukor, citoyen allemand.

Vitali lui rendit aussi ses papiers d'origine.

– Détruis celui-là avant ton départ. Tu es Berthold Zukor, producteur musical. C'est un véritable «vrai-faux» passeport. Irréprochable.

Hugo s'empara du nouveau passeport.

Vitali sortait un emballage coloré de sa poche.

Sous une bulle de cellophane il y avait un petit flacon noir.

– Il faudra teindre les cheveux de la petite. Un beau noir bien foncé. Ensuite faire des photomatons. Ce soir j'aurai son passeport. Tu partiras dans la nuit, dès que j'aurai ses papiers. Ils seront etablis au nom d'Ulrike Zukor, ta fille.

Enfin, Vitali déposa un petit cube gris sur la carte du Portugal.

Hugo ouvrit la petite boîte et aperçut deux lentilles colorées dans l'écrin. Il leva la tête vers Vitali.

– De nouvelles lentilles Minolta, laissa tomber celui-ci. Des lentilles noisette. Pour Alice.

Hugo n'en croyait pas ses yeux.

Vitali se ramenait avec le nec plus ultra du camouflage. Juste pour protéger une petite fugueuse ramenée par un agent inconscient.

Ça va être du gâteau, pensa-t-il.

Qui que ce fût qui pourchassait Alice, il ne faisait pas le poids face à l'intelligence de Vitali, à la force et l'efficacité du réseau.

Dans deux jours, ils seraient au Portugal. Dans trois jours, au pire, Alice aurait retrouvé son père.

Dans quatre ou cinq, il serait de retour à Paris.

Tout irait bien. Oui, ce serait du gâteau.

Il ne savait pas pourquoi mais il n'arrivait pas à s'en persuader vraiment.