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CHAPITRE IV

Avec le soir, la fraîcheur tomba et Alice n'eut pas du tout envie de réitérer son expérience nocturne de la semaine précédente, dans un parking souterrain.

Il fallait qu'elle fuie Amsterdam, mais elle savait aussi qu'il devenait à chaque minute plus dangereux pour elle de traîner dans les rues. Les bars et les cafés n'étaient guère plus sûrs car une jeune fille de douze ans y serait vite repérée. Les gares et les autocars étaient hors de question et elle se demanda si les tramways aussi n'étaient pas surveillés.

Le hululement lointain d'une sirène de police envoya l'éclair bleu d’un gyrophare au centre de son cerveau.

À choisir, elle préférait encore tomber dans les mains des flics que dans celles de Koesler et de sa mère.

Oui, pensa-t-elle soudainement résignée, si la fuite s'avérait impossible, autant admettre sa défaite et se rendre à la police. Avec ce qui s'était passé dans le grand magasin peut-être commencerait-on à la croire maintenant?

C'est ainsi qu'elle entra dans la première cabine téléphonique venue et y ouvrit le gros annuaire d'Amsterdam.

Elle ne sut pourquoi elle ne l'appela pas à son bureau. Sans doute l'imagina-t-elle un instant dans la solitude confortable d'une petite maison donnant sur une allée verdoyante, plutôt que dans la ruche de néon. Peut-être désirait-elle simplement lui parler, comme une amie appelée de très loin parce qu'on a besoin d'elle. Quoi qu'il en soit, elle chercha dans les Van Dyke et en trouva treize. Aucun ne s'appelait Anita.

Alice se doutait que cela ne voulait pas dire grand-chose. L'abonnement pouvait être au nom de quelqu'un d'autre.

Elle consulta néanmoins la partie réservée aux diverses banlieues de la ville, avec une patience qui l'étonna. Dans la ville de Buitenveldert elle ne trouva qu'un seul Van Dyke et elle s'appelait Anita.

Son cœur se mit à battre plus fort.

Alice décrocha le combiné et composa le numéro. Il y eut un petit bourdonnement, un silence, un bip régulier puis la première sonnerie.

Au bout de dix sonneries, Alice raccrocha, la gorge serrée.

Elle se tint debout, dans la cage vitrée, hésitant sur la marche à suivre.

Puis elle se hissa de nouveau jusqu'au combiné, qu elle décrocha, enfila les pièces et ouvrit l'annuaire à la page des services.

Elle trouva le numéro du commissariat central et appuya sur les touches, pleine d'une angoisse fébrile.

Au bout d'à peine deux sonneries, une voix jeune retentit dans l'écouteur:

– Commissariat central, j'écoute.

Alice resta la bouche ouverte devant l'appareil. Aucun son audible ne voulait sortir de son larynx. Une bouffée d'air chaud l'enveloppait. L'asphyxiait.

– Allô? Ici commissariat central, je vous écoute, parlez s'il vous plaît…

– Je… Je voudrais parler à l'inspecteur Van Dyke, s'il vous plaît.

Alice comprit tout de suite qu'elle avait fait une erreur en n'essayant pas de camoufler ou de travestir sa voix. C'était celle d'une petite fille apeurée qui avait résonné dans la cabine.

– L'inspecteur Van Dyke? Qui la demande? Alice hésita à nouveau et se retint de bafouiller. Le silence était peuplé de parasites..

– Allô? reprit la voix métallique, de l'autre bout du monde.

De qui donc pouvait-elle se réclamer? Elle ne savait même pas si Anita avait une fille, ou une nièce…

Bon sang ça ne marcherait jamais.

Elle se jeta à l'eau:

– Je désire lui parler. C'est personnel, et important.

Sa voix était plus affirmée, plus tranchante.

– Je suis désolé, mais l'inspecteur Van Dyke n'est pas là pour le moment… Puis-je lui laisser un message?

Alice reconnut le ton mièvre employé par l'agent Cogel, lors de sa toute première entrevue, et elle pria pour que le flic ne l'identifiè pas en retour, mais avec sa voix de fillette en mue elle comprit que sans doute le flic savait déjà à qui il parlait…

Anita n'était pas là de toute façon.

Alice raccrocha le combiné d'un coup sec. Elle contempla les trottoirs déserts de ce quartier périphérique qu'elle ne connaissait pas. Il y avait des lumières partout, dans les maisons, et à chaque étage des immeubles.

Alice se sentit plus seule que jamais, dans cette cabine téléphonique, avec strictement personne à appeler. Elle sortit lentement de la cabine et entama une marche sans but vers le sud.

À un moment donné elle se retrouva devant un des bras de l'Amstel Kanaal, qu'elle franchit par la Van Wou Straat avant de marcher sur le large trottoir de la Rijn Straat. La circulation était fluide mais encore importante autour des tramways. Elle ne savait pas trop où elle se trouvait sinon qu'elle approchait du Beatrix Park et de l'autoroute qui partait vers Utrecht, comme le lui indiquaient les panneaux du croisement devant elle. Le sud.

Droit vers le sud

Un peu plus loin Alice distinguait les feux de signalisation d'autres croisements. Au-delà elle apercevait un bras du Kanaal. Ses jambes marquaient régulièrement la cadence, ses Reebok frappaient le sol, comme un tambour mécanique aux piles inusables. Les yeux fixés sur l'horizon, Alice marchait, rasant les murs. Elle avait faim. Elle aurait adoré dévorer des saucisses et des frites, un gâteau à la crème d'amande ou un Big Mac. Elle chassa ces pensées cruelles de son esprit et continua sa marche imperturbable vers l'autoroute, vers le sud. Là-bas elle ferait du stop, jusqu'à Utrecht, où elle prendrait un train.

Oui, elle s'en sortirait. Elle le pouvait. Elle avait la force et la volonté. Elle rejoindrait l'Atlantique, là-bas, sur la côte de l'Algarve. Papa, pensa-t-elle presque malgré elle, j'arrive.

Ces pensées revenaient comme des leitmotive, rythmant sa marche! insufflant l'énergie dans ses veines et ses muscles.

C'est ainsi qu'elle faillit ne pas voir le Chrysler Voyager bordeaux qui remontait l'avenue en sens inverse, de l'autre côté de la chaussée.

Elle faillit ne pas le voir. Mais ses occupants la virent, elle.

Et c'est à cause de cela qu'elle finit par les repérer. Là, venant face à elle. Ces deux hommes dans ce van sombre, qui la fixaient de leurs regards durs et… interloqués, comme s'ils n'arrivaient pas à croire ce qu'ils voyaient.

Le Chrysler roulait doucement dans la circulation, gêné par une grosse camionnette qui cherchait à se mettre en double file. Mais à mesure qu'ils se rapprochaient Alice voyait bien que les hommes ne pouvaient détacher leurs yeux de sa silhouette.

Un des hommes empoignait une sorte de micro dans lequel il parlait.

Alice fit volte-face et détala sur le trottoir.

Elle remonta à toutes jambes le long de la Rijn Straat jusqu'à l'Amstel Kanaal. Une nouvelle fois dans la journée son souffle pulsait comme une locomotive et son sang battait dans ses veines.

Alice ne vit pas le Chrysler stopper à un feu rouge, une vingtaine de secondes. Puis repartir dans le hurlement du V6, en collant une petite Mazda qui roulait sur la file de gauche, l'aspergeant de coups de phares à iode..

Arrivée au canal, Alice ne s'accorda pas le temps de réfléchir. Elle partit sur la gauche avant de comprendre qu'elle avait encore fait une erreur. Le canal empêchait en effet toute fuite sur son côté droit, sur plusieurs centaines de mètres. Sur la gauche néanmoins il y avait quelques rues un peu plus loin.

Alice émit un râle en forçant encore la cadence. Son instinct ne l'avait pas trompée. Un énorme rugissement mécanique retentissait derrière elle, avec le crissement des pneus.

Le Chrysler pila net au milieu du carrefour et glissa sur la chaussée en un spectaculaire dérapage contrôlé.

Instinctivement, Alice traversa la chaussée et s'enfonça dans une rue qui l'amena droit à une petite église. Elle n'y vit aucun signe particulier. Elle aperçut une autre rue étroite qui remontait vers le canal. Elle la prit sans réfléchir. Ses jambes étaient lourdes. Elle n'en pouvait plus. Elle ralentit sa marche et s'accroupit au milieu du trottoir pour reprendre son souffle.

Elle haletait comme une machine folle, les poumons endoloris, asphyxiés.

Elle avait à peine repris le contrôle d'elle-même que le rugissement du moteur tonnait près de l'église.

Alice reprit sa course. Un point de côté jaillissait, méchant aiguillon à la droite de son estomac. Elle ralentit sa course et jeta un coup d'œil derrière elle. Trop tard.

Déjà le Chrysler bordeaux abordait sa rue. Alice lança un petit cri étouffé avant de repartir au galop… Ces hommes la retrouvaient aussi sûrement que si elle leur lançait des signaux.

Elle tenta de les lâcher dans les ruelles de la Lutmastraat et de la Ceintuur Baan, au sud du parc Sapharti.

Elle finit par se retrouver dans une petite allée en pente, où elle se laissa glisser, presque résignée à la défaite inéluctable. L'allée était bordée de grands arbres et de maisons, dont toutes les fenêtres étaient allumées. De nombreuses voitures étaient garées le long des trottoirs.

Elle eut une pensée fugitive de bonheur, de maison, de repas du soir et d'émissions de télévision regardées dans la chaleur et le confort des divans de cuir profonds.

Derrière elle le moteur rugissait toujours. Ils aborderaient la pente dans une poignée d'instants.

Elle ne sut comment son cerveau épuisé réussit à analyser la situation. Il y avait un homme sur le trottoir devant elle. À moins de cent mètres. Oui, moins, à chaque seconde…

Un homme qui semblait remonter chez lui, précipitamment, ayant oublié quelque chose, et refermant mal sa portière arrière, d'un vague mouvement du poignet.

Alice vit l'homme grimper les marches du perron et s'enfoncer dans l'obscurité derrière une porte.

Une énergie désespérée lui fit accélérer sa course saccadée, alors qu'elle émettait un râle et que des larmes ruisselaient sur ses joues, sans qu'elle sache pourquoi.

Le son du gros moteur éclatait au sommet de l'allée lorsqu'elle arriva à hauteur de la voiture. Elle s'accroupit et ouvrit la portière. Elle s'enfourna directement au pied de la banquette arrière et referma doucement la porte sur elle.

Elle espéra que le mouvement ne serait pas perceptible de loin, masqué par l'alignement des véhicules et des grands arbres qui bordaient la chaussée. Elle s'aplatit le plus qu'elle put dans la pénombre.

Elle vit deux valises modernes, noires et presque identiques, posées côte à côte sur la banquette, au-dessus d'elle. Sur une des mallettes elle aperçut une couverture aux motifs colorés surmontant un gros duvet kaki, matelassé.